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Marc était-il mort ? Cette question terrible venait sans relâche hanter mon esprit. Je tentai de trouver une réponse en fouillant dans ma mémoire les derniers instants avant l'accident. En vain. Marc était-il mort ? Je ne le savais pas. La même question se dessinait de nouveau à chaque instant dans la trame de mes pensées, comme l'ombre d'une bête fauve qui rôde autour de sa proie. Mon impuissance m'exaspérait. J'avais envie de hurler, d'éclater, de libérer ma colère, mais une force incommensurable me clouait, immobile. Je ne parvenais pas même à desserrer l'étau de mes mâchoires. Seuls quelques gémissements sourdaient du fond de ma gorge.

Etrangement, je ne ressentais aucune douleur. Mon corps tout entier semblait s'être volatilisé; je n'étais plus qu'une pensée concentrée sur une question obsédante, mêlée à des souvenirs confus : les phares aveuglants d'une voiture surgissant de la nuit, le crissement des pneus sur l'asphalte, le cri de Marc, la peur qui bat dans les tympans, puis le choc, violent, brutal, fracassant... Marc s'était jeté entre le véhicule et moi. Il m'avait protégé en s'interposant de son propre corps. Que lui avait coûté cet acte insensé ? Marc était-il mort ?

Je pris peu à peu conscience de la sirène assourdissante qui hurlait et j'aperçus un homme vêtu d'une blouse blanche à ma gauche. Je réalisai, stupéfait, que je me trouvai dans une ambulance. Je revenais lentement à la réalité, l'esprit encore enveloppé dans le brouillard de la terreur. Puis, la sirène se tut, laissant à sa place les bruits concrets de la ville. Le plafond de l'ambulance glissa au-dessus de moi en découvrant un ciel perlé d'étoiles. On me promena sur un brancard dans un dédale de couloirs sans fin, puis, arrivé dans la salle des urgences, un médecin accourut à mon chevet. Le brancardier lui dit : " il ne paraît pas avoir été touché mais il est encore sous le choc. " " Et l'autre ? " lui demanda le docteur. " Je ne sais pas. Il ne devrait pas tarder à arriver. Il est bien amoché. Il a encaissé le coup de plein fouet. " A ces mots mes tympans se remirent à battre violemment. Je perdis connaissance.

Quand je me réveillai, le décor qui m'entourait avait radicalement changé. Je reconnus l'atmosphère impersonnelle d'une chambre d'hôpital : murs blancs, lumière blafarde, mobilier austère. Quelques douleurs meurtrissaient mes côtes. Je soulevai ma blouse et découvrai des ecchymoses violacées sur mon torse. Je restai un long moment seul, incapable d'amarrer le fil de mes pensées, quand, soudain, un médecin accompagné d'une infirmière fit irruption dans la pièce, me sortant de la léthargie. Ils arboraient tous deux un visage souriant et réconfortant. L'homme me lança sur un ton jovial :

Alors, comment vous sentez-vous ?

Pas trop mal, balbutiai-je, tout étonné de retrouver l'usage de ma voix.

Vous avez eu plus de peur que de mal, Monsieur Gauthier. Aucune cassure, seulement quelques hématomes. Rien de grave en somme. Vous auriez...

Et Marc ? demandai-je précipitamment en le coupant net. Comment va-t-il ? Est-il toujours vivant ?

Vous voulez parler de l'autre personne, je présume. Rassurez-vous, il est vivant et ses jours ne sont pas en danger. Mais son état est malgré tout sérieux. Il se trouve toujours en unité de réanimation. Mais il devrait sortir du coma d'un instant à l'autre. Ne vous faîtes pas de soucis. Je vous le répète, il est sorti d'affaire.

Il parlait sur un ton rassurant, avec quelques accents paternalistes. Habituellement, j'exécrais être traité comme un enfant mais cette fois, je me sentais soulagé d'un poids immense. Je savais maintenant que mon ami avait survécu et toute l'angoisse que j'avais accumulée se libéra en un grand soupir. Quand ils quittèrent ma chambre, après avoir effectué quelques examens de routine, un bonheur paisible m'enveloppa. Je projetai alors du fond de ma mémoire les dernières heures passées en compagnie de Marc.

Il m'avait appelé de son bureau. Il était tard; dix heures ou peut-être onze, je ne me souviens plus. Dehors, la nuit avait recouvert la ville depuis longtemps. Je savais que Marc ne vivait pas au même rythme que le reste de l'humanité : pour lui le temps ne comptait pas. Aussi, ce ne fut pas tant l'heure de son appel qui me surprit que le ton énigmatique de sa voix. Marc m'avait habitué à toutes les surprises et je ne m'étonnais plus de ses décisions soudaines et irrémédiables, de ses revirements inexplicables, de ses colères imprévisibles, de ses affirmations tranchantes et péremptoires... J'étais convaincu que sa personnalité resterait à jamais un mystère, mais cette fois, mon intuition m'avait alarmé. Je ne cherchai donc pas à connaître davantage les raisons de son coup de téléphone car il ne m'aurait de toutes façons rien révélé. Je partis sur le champ le rejoindre.

Je connaissais le chemin par coeur. Combien de fois l'avais-je emprunté, de jour comme de nuit ? Les rues étaient désertiques. Les premiers froids de l'hiver avaient cloîtré les citadins dans leurs logis. J'aime l'allure fantastique des larges avenues vides, arrosées par la lumière orange des lampadaires. La ville existe alors par elle même, indépendamment des hommes. On mesure combien elle peut être inhospitalière et cruelle avec ses perspectives sans âme. Je garai ma Peugeot 405 juste devant les portes du Journal. A l'entrée, Gilbert, le gardien de nuit, me laissa passer en me lançant un " salut" amical.

Marc m'attendait debout, à côté d'une fenêtre en observant la rue d'un regard distrait. Son attitude me parut d'abord distante mais j'y décelai très vite une grande nervosité. Il était de nature impulsive et irritable et s'emportait facilement. Il acceptait mal l'échec ou les oppositions. Je me tins donc prêt à affronter son courroux. Il se tourna vers moi et sans vraiment me regarder il me dit :

J'ai quelque chose d'important à te dire... mais ne restons pas ici. Allons prendre un verre quelque part !

Son front s'était plissé traduisant ainsi un agacement inhabituel. Que voulait-il au juste ? Quelle pouvait être cette chose si importante qu'il devait m'annoncer et qui paraissait tant l'ennuyer ? Il enfila son manteau sans attendre mon avis et s'engouffra dans le couloir. Je le suivis, muet et docile. Dans l'ascenseur, il ajouta furtivement : " on prend ma voiture. Je te raccompagnerai ici plus tard". Et ce fut ses seules paroles pendant toute la descente vers le garage souterrain. Je brûlais d'impatience d'en apprendre davantage mais je savais qu'il ne fallait pas le brusquer, surtout quand il affichait ce visage fermé. Nous embarquâmes dans sa Jaguar noire. Un jour il m'avait dit que de toutes les voitures de luxe, seules les Jaguar possédaient la noblesse de la discrétion. En débrayant il fit craquer la boîte de vitesse d'un geste nerveux, comme à l'accoutumée. Et comme d'habitude il grommela " foutue marche arrière". Le cuir des sièges empestait l'odeur de cigarettes. Le cendrier dégorgeait de mégots qui se répandaient sur le plancher. Il boucla d'un claquement sec sa ceinture et nous partîmes.

Pendant plus d'un quart d'heure il resta silencieux, les yeux rivés sur la route et les mains crispées au volant. Puis, il me demanda de lui allumer une Gitane en me tendant un paquet. Quand je lui remis la cigarette, il la porta à ses lèvres d'un geste hâtif. La cigarette sembla provoquer au fond de son être une réaction chimique. Les muscles de ses doigts se décontractèrent et sa pomme d'Adam se dénoua le long de son cou. Alors, sur un ton un peu apaisé il me dit :

Te souviens-tu de l'Arbre, Stéphane ? Il y a bien longtemps de cela n'est-ce pas ?

Oui, bien sûr, je me souviens, répondis-je étonné par sa question.

L'Arbre ! Je connaissais Marc depuis près de trente ans et jamais il n'avait évoqué l'Arbre, pas plus qu'un autre de nos souvenirs d'enfance.

Te rappelles-tu des simagrées du vieux Bordet ? Quand j'y pense aujourd'hui, il me fait pitié, comme toute la bande de petits cons qui sont restés pour prendre la suite de papa au village. Ils ont fièrement perpétué la tradition familiale en s'enterrant pour la vie dans un trou où la seule animation est le retour des troupeaux de vaches à la tombée du jour.

Leur en voudrais-tu toujours ? lui demandais-je, avec une pointe d'ironie.

Non ! rétorqua-t-il sèchement.

C'est bizarre que tu me parles de cela aujourd'hui. C'est la première fois en trente ans.

Il faut bien commencer un jour. Et puis tu as raison, on ne va pas se mettre à décrocher quelques petites larmes. Ce serait touchant mais trop navrant !

Et il se referma sur lui-même comme une huître. Son visage s'était rembruni. Je l'avais blessé ou plus simplement agacé. J'aurais voulu m'en excuser mais à quoi bon, cela l'aurait irrité davantage au lieu de l'apaiser. Parfois, il m'arrivait de m'interroger sur les raisons de l'amitié que je lui accordais. D'autres l'auraient depuis longtemps abandonné à lui-même, fatigués par son caractère exécrable. Mais un lien inexplicable m'attachait à lui, lien qui avait résisté pendant trente années à bien des tensions sans jamais rompre. Et je crois qu'il partageait avec moi ce mystère, car son dégoût pour l'humanité connaissait une exception : j'étais son seul ami.

Il resta muet jusqu'à notre destination. Il conduisait vite et sans douceur. Les rues désertiques défilaient rapidement comme dans les films policiers de série noire. Elles offraient toutes le même spectacle désolé et statique, comme les vestiges ossifiés d'une cité oubliée dans la nuit des temps. Même les boulevards habituellement les plus animés, semblaient frappés d'anémie. Finalement, la voiture s'arrêta en face de l'enseigne discrète d'un bistrot chic : " l'Echiquier". Je connaissais cet endroit, Marc m'y avait souvent amené. Quand je sortis, je constatai que le froid avait gagné de l'assurance; il mordait agressivement la peau. Nous traversâmes en courant la rue et nous engouffrâmes rapidement dans le vestibule de l'établissement. Là, un maître d'hôtel en livrée nous reçut avec quelques sourires obséquieux.

Bonjour Monsieur Perrot, adressa-t-il à Marc. Votre table vous attend Monsieur.

Il régnait la même et éternelle atmosphère feutrée parfois perturbée par un éclat de rire vite réprimé. Des conversations alentour ne nous parvenaient que des murmures couverts par une musique insipide. Nous nous asseyions toujours à la même table. Marc avait dû la choisir pour sa position retranchée, loin des regards. Dans tous ses faits et gestes, il aimait garder une distance entre lui et les hommes comme s'il voulait s'en protéger. Il s'enfonça dans son fauteuil sans dire un mot et alluma une cigarette. Au bout d'une dizaine de minutes, il ne semblait toujours pas décidé à parler. Cette fois son attitude commençait à m'irriter. Je décidai donc de rompre ce silence absurde.

Bon Marc, que voulais-tu me dire de si important ? lui demandai-je non sans faire transparaître volontairement une pointe d'impatience.

Oui, c'est vrai, mais ne voudrais-tu pas commander quelque chose à boire ?

Manifestement, il tentait de s'esquiver. Pourquoi ? En vérité, je ne l'avais jamais vu se comporter ainsi. Marc affrontait toujours les situations de face sans détours... et sans pitié. Il appela un serveur d'un geste de la main, puis, sans me regarder, il ajouta.

Tout à l'heure dans la voiture, je t'ai parlé de l'arbre parce que je me remémorais des souvenirs. Je me disais que depuis tout ce temps, tu m'as toujours manifesté la même amitié. Oh, ne crois pas que je verse dans le sentimentalisme à bon marché. Non, je constatai seulement objectivement... Et que t'ai-je donné en retour ? Des sarcasmes, des crises de mauvaise humeur, bref des emmerdements. Je pensais que j'avais comme, heu, disons, une dette envers toi et que je ne savais pas comment m'en affranchir.

Il tourna le visage vers moi. Nos deux regards se croisèrent intensément. Je le fixai, interloqué par ses propos surprenants mais il profita de l'arrivée du serveur pour détourner les yeux et trouver une échappatoire facile. Sur un ton tout à coup froid et sec il commanda un whisky. Un peu hébété, je commandai la même chose.

C'est donc cela que tu voulais me dire ? lui demandai-je.

Non, en fait non. Je... j'ai une affaire plus sérieuse à te soumettre.

Quel genre d'affaire ?

Oh c'est simple... On me propose de racheter les imprimeries Grabert. Tu connais certainement, non ? La proposition est intéressante : une vingtaine de millions ! De plus je pourrais y faire imprimer mes éditions de l'Ouest. Mais voilà, je vais avoir les syndicats sur le dos. Il est toujours délicat de négocier avec eux, tu le sais. J'ai préparé quelques plans sur lesquels j'aimerais avoir ton avis. Et puis il y a plus grave... on verra ça plus tard.

Son histoire d'imprimerie ne présentait aucun caractère exceptionnel. Marc avait bâti un véritable empire de presse à la manière d'un joueur de Monopoly : il achetait, revendait, spéculait...Ses derniers mots “et puis il y a plus grave”, en revanche, m'intriguaient bien plus que les revendications des syndicats. Il m'exposa pendant près d'une heure ses idées; rien de bien original à vrai dire. Une affaire banale, au fond. Presque la routine. Le problème pouvait se résumer à trouver un moyen de calmer les syndicats alors qu'on allait licencier des employés; éternelle lutte entre le profit et le travail. J'écoutais d'une oreille presque distraite mais surtout, je ne saisissais pas l'urgence de son appel à une heure si tardive. L'importance de cette affaire ne la justifiait pas et j'en concluais qu'il me cachait quelque chose. J'en étais convaincu. A plusieurs reprises Marc avait consulté sa montre comme s'il surveillait l'heure. Attendait-il quelqu'un ou quelque chose ? Cette question était-elle liée à ses allusions mystérieuses ? Il jeta encore un coup d'oeil furtif sur sa montre et s'interrompit soudainement.

Je parle, je parle mais il est tard. Je ne voudrais pas t'ennuyer. Viens, je te ramène au Journal.

Mais non, tu peux conti...

Laisse tomber, me coupa-t-il net., nous en reparlerons demain.

Et déjà il se levait de son fauteuil d'un air décidé, laissant un billet de deux cents francs sur la table. Quand il avait pris une décision, rien ne pouvait plus l'arrêter. Je restai coi, ébahi, stupéfait. Quand je me levai à mon tour, il avait déjà atteint le vestibule dans lequel il m'attendait sans cacher son impatience.

Mais enfin, Marc, explique-moi ce qui te prend. Je ne comprends pas ton comportement. Tu m'appelles à onze heures du soir pour m'entretenir d'une affaire importante et maintenant tu t'éclipses, brutalement, sans explications.

Nous en reparlerons demain, voilà tout ! rétorqua-t-il sur un ton excédé.

Nous sortîmes. Une brise glaciale s'était réveillée, lavant le ciel des lourds nuages noirs qui l'encombraient. Des chapelets étincelants d'étoiles s'étalaient sur le tapis de la nuit. Et alors que nous traversions la rue pour rejoindre sa voiture, une grosse berline stationnée à quelques dizaines de mètres de nous démarra bruyamment. Les pneus crissèrent et elle se rua sur nous. Ebloui par les phares je restai paralysé au milieu de la chaussée. Marc se jeta devant moi et son dernier cri résonna dans mes tympans : " attention !". Puis, ce fut le choc et le trou noir.