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“Je me promenais le long des quais sur le port. A chaque inspiration se mêlaient des odeurs de varech et de fruits de mer. Le soleil se couchait au loin. Il flottait juste au-dessus de l'horizon dans un halo de brume. Il projetait sur l'océan une longue traîne chatoyante. Les clignotements du phare au bout de la jetée annonçaient déjà l'approche du crépuscule. Une brise légère faisait claquer les câbles des voilures contre les mâts. Je déambulais ainsi, sans but précis. Je voulais seulement découvrir le coeur de ma nouvelle ville, car les ports sont toujours le centre des cités maritimes. Je sentais la lassitude des heures de train m'envahir d'une douce fatigue. Tout à coup une main se posa sur mon épaule. Je me retournai. Avant même que j'eus le temps de le dévisager un homme me dit sur un ton familier :

Salut Stéphane.

Je le regardais, découvrant peu à peu les traits de son visage noyé dans le crépuscule.

Marc ? demandai-je timidement.

Oui, c'est moi ! Qu'est-ce tu fais ici ?

Hé bien, je suis là pour mes études, à la fac. Je suis arrivé aujourd'hui même. Et toi ?

J'étais incrédule. Marc Perrot se trouvait devant moi, planté sur deux jambes filiformes, arborant le sourire sarcastique que je lui avais toujours connu. Je ne l'avais pas revu depuis près de dix ans mais j'aurais pu reconnaître sans me tromper le ton monocorde de sa voix. Pourtant, je parvenais à y déceler une pointe de joie.

Moi ? Je travaille dans le port. me répondit-il sans enthousiasme. Tu n'as pas beaucoup changé. Toujours la même gueule de jeune premier. Quel genre d'études viens-tu faire ici ?

De l'histoire. Je prépare une thèse sur l'implantation des vikings sur la côte normande.

Passionnant mon vieux ! Je suis sûr qu'on s'arrachera ton bouquin ! Je vois que tu aimes toujours autant perdre ton temps avec des chinoiseries intellectuelles.

Les années s'étaient écoulées mais ne semblaient pas avoir effacé son goût particulier pour les sarcasmes. Je me retrouvais pris au dépourvu. Je lançai une question triviale afin de cacher mon embarras.

Qu'est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ?

Bof, rien de spécial. Après le bac, je me suis inscrit à l'université. Mes profs m'avaient recommandé la fac de sciences alors je suis allé en droit ! Après quelques mois j'ai décampé. Je ne voulais par risquer de ressembler à tous ces jeunes cons qui ne rêvent que de carrières et d'honneurs. Alors, j'ai fait des petits boulots, par-ci, par-là, en évitant de m'enraciner. J'ai horreur de la routine. En ce moment, je travaille aux docks. J'aime l'ambiance des ports. Elle montre l'envers du décor de la respectabilité humaine, avec ses côtés sombres, sales, et toute son hypocrisie.

Il avait dit cela sans animosité mais plutôt très naturellement. Pendant qu'il parlait je le dévisageait. Le temps avait gravé deux longues saillies verticales sur ses joues. Mais surtout, j'étais surpris par sa taille et sa corpulence. J'avais conservé en mémoire la silhouette d'un enfant fragile et malingre. J'avais en face de moi un homme grand, maigre et flanqué de larges épaules musclées.

Viens, me dit-il avec nonchalance, on va boire un coup chez Marcel.

Nous partîmes en direction du port de commerce. Les effluves marins cédèrent la place à des relents de mazout. Les silhouettes metalliques des grues se découpaient en formes distordues sur la clarté crépusculaire du ciel. Par endroit, des groupes d'hommes étaient affairés à charger les soutes d'un paquebot à la lumière de grands projecteurs. Cet univers, pourtant si proche de la ville, semblait presque irréel, tant l'atmosphère et les hommes y étaient différents. Le port vivait au rythme incessant des paquebots qui arrivaient et repartaient vers l'horizon, comme un monde à part où l'alternance des jours et des nuits ne signifiait rien d'autre que du temps à combler par le travail; un monde en marge de l'humanité tant tout soucis esthétique lui faisait défaut. Finalement, nous arrivâmes au bistro. En entrant, Marc fouilla un instant la foule de son regard puis, il se dirigea tout droit vers une table occupée par un grand gaillard blond. Avant de se caler dans sa chaise, il fit un signe de la main au patron du troquet. Celui-ci répondit en acquiesçant de la tête. Marc fit des présentations rapides :

Je te présente Ole, un copain. Nous travaillons dans la même équipe. Ole, c'est Stéphane, un vieil ami.

Dav, répondit sobrement Ole en me fixant de son regard indifférent.

Le patron, un gros homme au visage sanguin, vint apporter trois chopes de bière.

Tak, répondit encore Ole.

Ole est danois m'expliqua Marc. Il n'est pas très bavard mais c'est un bon camarade. Quand il ouvre la bouche c'est pour une bonne raison.

Il s'interrompit pour boire une longue gorgée de bière. Après quoi il s'essuya les lèvres du revers de la manche de sa chemise. L'atmosphère était saturée de la fumée des cigarettes et du brouhaha des conversations et des rires.

figure-toi, Ole, que Stéphane étudie comment tes ancêtres se sont installés sur nos belles côtes normandes il y a mille ans. Tu t'en fous toi, n'est-ce pas ? Rien ne vaut la bière, hein ?

Ja. Répondit froidement Ole.

Il semblait ne savoir s'exprimer autrement que par monosyllabes. Comprenait-il seulement le français ? J'essayai quelques mots de danois.

Hvor kommer De fra ? København ?

Nej, jeg kommer fra Ålborg i Jylland. Répondit-il avec nonchalance. Seul un petit éclat dans son regard laissait entrevoir quelques marques d'intérêt.

Tu parles danois Stéphane ? me demanda Marc avec amusement.

Oui, un petit peu. Le sujet de mes études m'a obligé d'en apprendre les rudiments

Der Tee ist gut aber meine Tasse ist zu klein. Voilà tout ce que j'ai retenu de mes cours d'allemand. Fantastique, non ? Ajouta-t-il en riant.

Ole qui n'avait peut être pas entièrement saisi notre conversation et qui parlait l'allemand couramment fut très surpris par la phrase de Marc et nous demanda avec un air un peu inquiet.

Quel thé vous parler ?

Det var kun en spøg. Det er den eneste sætning på tysk, som Marc kan huske.

A son tour Ole éclata de rire; Un rire chargé de bière et d'atmosphère des grands ports. Marc souleva sa chope et lança un "skål" sonore dont Ole fit écho avec un plaisir manifeste. Marc se tourna vers moi et me dit avec une pointe d'ironie dans la voix.

Tu vois, Stéphane, c'est ça l'ambiance des ports.

Et il commença à fredonner "Dans le port d'Amsterdam, il y a des marins qui boivent...". Cet endroit bruyant et crasseux, la médiocrité dans laquelle se vautrait Marc sans pudeur, tout ceci soudain me répugna. J'avais quitté quelques années auparavant un ami plein de sensibilité. Je retrouvai un homme qui se satisfaisait de beuveries dans les bas fonds d'un port. Que s'était-il passé pendant ces années d'éloignement ? Marc interrompit le cours de mes réflexions.

A voir le visage sombre que tu fais, mon cher Stéphane, je crois deviner ce que tu penses. Tu te demandes comment j'ai pu aterrir dans un endroit aussi miteux. Hé bien je suis là par choix. Tu entends ? Par choix !

Je reconnus une fois de plus en lui ce don qu'il avait de lire, en quelques sortes, dans les sentiments d'autrui. Etait-ce vraiment une faculté de sa part ou plutôt mon incapacité à cacher mes émotions ?

J'ai trouvé ici tous les ingrédients de la vie humaine. Le travail dur qui lamine le corps et les pensées, l'alcool qui endort les angoisses et les bordels où le corps se libère sans ambages. Seulement ici, les choses sont plus évidentes tellement elles sont crues. J'aime cet univers simple où les individus s'expriment tels qu'ils sont et non comme ils voudraient paraître. A quoi bon paraître ici ? On bosse tous comme des bêtes que l'on nourrit de bière, de frites et de sexe. Mais on est libre d'être nous-mêmes, avec nos contradictions et nos faiblesses. Regarde donc tous ces gars autour de nous. Regarde toutes ces têtes de brutes abruties par des litres de bière. Ils sont la caricature d'une humanité qui se targue d'être doublement sapiens. Mais au moins, eux, ils ne le savent pas !

J'avais reconnu dans ce discours une tirade pleine de fiel que Marc avait dû ruminer depuis des mois, ou peut-être, des années. Je savais qu'il ne fallait pas l'interprêter comme un sentiment d'aigreur mais plutôt comme une profonde amertume envers l'humanité toute entière; l'aboutissement d'une pensée résolument hostile à l'homme. Marc n'avait décidément pas changé. Les années lui avaient seulement appris à mieux aiguiser ses flêches. Ses mots étaient plus tranchants et plus impitoyables qu'autrefois. D'une certaine façon, cette constatation me réconforta en ce sens que je retrouvais là l'ami, que le temps et les méandres de la vie avaient éloigné. Cependant, je ne souhaitais pas m'embarquer dans une conversation qui, de toutes façons, n'avait pas d'issue. Aussi, tentai-je de détouner le sujet sans que cela parût trop ostensible.

Toujours le même, à ce que je vois. Finalement, tu as trouvé de quoi alimenter ta misanthropie. Mais comment en es-tu arrivé à te faire docker ?

Sans doute un concours de circonstances sans importance. Répondit-il avec un air évasif. J'aurais pu être marin sur un paquebot ou éboueur ou que sais-je encore ... Quand j'ai quitté l'université et Clermont-Ferrand, j'avais besoin d'un autre cadre de vie, quelque chose de dépouillé des hypocrisies humaines, tu saisis ?

" Oui " répondis-je un peu distraitement. Je saisissais malheureusement ce qui l'avait amené à venir gâcher son existence et ses talents au milieu de cet assomoir. Je l'avais compris dès les premières minutes de notre rencontre, sans le secours de ses démonstrations. Je connaissais trop bien sa personnalité pour avoir pu douter une seule seconde des raisons de son choix.

Tu es parti et tu as tout quitté, comme ça, du jour au lendemain ? Lui demandai-je.

Oui, bien sûr. Mais qu'ai-je quitté au juste, hein ? Mon père, ma mère, une ville encrassée par l'industrie et l'indifférence de tout le monde, l'Auvergne, le " berceau de mon enfance " ... C'est cela que tu aurais aimé que je regrette ?

Il avait donc décidé de faire table rase de son passé en se perdant volontairement dans au fin fond d'un port de commerce. Ca aurait pu être n'importe où ailleurs, qu'importe. Il avait voulu se perdre !

Et puis de toutes façons mon père est mort d'une crise cardiaque. Il a surprit tout le monde, même son propre médecin qui n'aurait jamais imaginé qu'un homme si calme et si sain puisse un jour souffrir de maux cardio-vasculaires. Peut-être était-ce là son dernier pied de nez à la science " bourgeoise " comme il aimait le dire ! Je ne l'aimais pas beaucoup, tu sais. Il était si sûr de lui et de ses idées qu'il avait perdu toute vision critique du monde. Il m'a fallu plusieurs années avant de reconnaître dans mon indifférence pour lui, les signes du dégoût. Je me suis éloigné tant que j'ai pu de lui et de sa bande de fabriquants de rêves qui croient qu'un nouvel ordre peut changer les hommes ... L'annonce de sa mort aurait pu me laisser froid comme le fut sa vie toute entière, mais bien au contraire, elle m'a davantage écoeuré. Tous ses amis étaient présents à son enterrement, parlant de " l'injustice " de cette mort qui venait de frapper un homme qui " avait tant fait pour les travailleurs ", un homme qui avait fait preuve " d'une rare grandeur d'âme ". A les écouter, on aurait cru que pour certains, la mort est juste et pour d'autres, un scandale. La mort n'est pas plus injuste que juste. Elle est absurde, c'est tout. Et c'est cette absurdité implacable que tous les hommes refusent. Elle frappe sans distinction, les " Grands hommes qui ont fait l'histoire ", comme les plus minables vauriens. Elle anéantit, en l'espace d'une fraction de seconde, les plus grandioses existences, avec la plus totale indifférence. C'est cela qu'ils redoutent tous ! Les religions ont vite fait de réaliser la perversion de la mort : comment Dieu pouvait-il être responsable d'une telle absurdité ? Pour évacuer cette contradiction, l'homme a inventé le mal. Car qu'est-ce que le mal, sinon l'exutoire des contradictions divines ? Finalement, le mal, c'est ce qu'il reste d'humain en Dieu, toutes nos sournoiseries, nos bassesses, notre brutalité, nos jalousies, notre vanité ... l'homme, en somme !

Puis les années sont passées. Je me suis retrouvé à Paris pour poursuivre mes études et je l'ai rencontré par hasard, dans un restaurant. "