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Je dois t'avouer que je ne sais pas ce qui m'a décidée à passer cette soirée en ta compagnie. En fait, je n'étais pas libre. J'avais un client. J'ai annulé mon rendez-vous en prétextant n'importe quoi. Il est rare que je fasse cela pour un homme.

Elle s'interrompit un bref instant et releva son visage pour me fixer droit dans les yeux. Mais quand son regard rencontra le mien, elle détourna la tête d'un mouvement rapide et ajouta avec son éternelle tristesse.

En vérité, je ne l'avais encore jamais fait. Tu es une exception. Tu vois, même Marc devait payer pour m'avoir. Il est vrai que cela faisait partie du jeu, mais de toutes façons, je l'ai toujours considéré comme un client. Un client que j'aimais beaucoup, mais un client quand même. Tandis que toi ...

Extrait du " journal " de Marc.

J'ai toujours pensé que Marc avait un bon fond. Cette conviction je l'avais bâtie sur des impressions, des détails que j'avais accumulés tout au long des trente années qui avaient scellé notre amitié. Il est vrai que par nature j'offre facilement ma confiance à mes prochains. Cette inclination de mon caractère a développé en moi une foi inébranlable en l'humanité. Marc, malgré les zones obscures de son tempérament, bénéficiait, plus que tout autre, de ce crédit. Il serait pourtant faux de penser que j'acceptais toutes ses humeurs sans résistance. Bien au contraire, j'appris à défendre avec fermeté mes points de vue et mes critiques. Cependant, j'interprétais ses colères et ses propos venimeux avec un regard atténuant, comme au travers d'un fin film diaphane qui effaçait les aspérités de son caractère. Je cherchais toujours le bon derrière le mauvais. Pour moi cette tolérance, que d'autres appelleraient de l'aveuglement, portait un nom très simple : l'amitié. Ainsi je considérais sa misanthropie comme le détournement d'un idéal humaniste par une accumulation d'expériences désastreuses. En d'autres mots, il portait un jugement plus sévère que moi sur l'humanité parce que la vie, et tout particulièrement son enfance, ne l'avait pas gâté. A mes yeux, il constituait donc une victime de son passé et de sa condition dont il ne pouvait être tenu pour responsable. Mais je restais persuadé qu'au fond de lui, il poursuivait les mêmes buts que moi. Dans un sens, je traduisais sa haine envers autrui comme une tentative de placer l'homme plus haut que ses comportements le laissaient supposer. Je pensais qu'il ne pouvait supporter la laideur du quotidien parce qu'il savait que l'humanité portait en elle une promesse de progrès. Transporté par mon idéalisme, je refusais d'admettre que l'on pouvait haïr seulement par haine gratuite ! Je n'acceptais pas que la haine soit seulement l'opposé de l'amour, car je trouvais cette dichotomie des sentiments par trop triviale. Pour moi la haine devait nécessairement trouver sa source dans des mobiles plus complexes et ne pouvait être la simple manifestation d'une nature malfaisante.

Marc n'avait pas une nature malfaisante. Du moins m'avait-il témoigné à maintes occasions des signes d'une grande amitié. Cette amitié il ne savait l'extérioriser facilement. Quelque chose resistait toujours en lui qui se traduisait par une incroyable maladresse. Son indigence à exprimer les sentiments qui vivaient au fond de son âme le livrait à des colères qu'il ne parvenait à réprimer.