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Quand je quittai l'hôpital deux jours plus tard, Marc se trouvait toujours dans le coma. Son état n'avait pas changé depuis son admission au service des urgences. Tous les jours, j'appelais le médecin mais la même réponse laconique m'attendait : " l'état de Monsieur Perrot est stationnaire", ce qui signifiait dans le jargon administratif qu'il restait toujours suspendu entre la vie et la mort.

Le lendemain même de ma sortie de l'hôpital je fus convoqué à un commissariat de police du seizième arrondissement afin de témoigner sur les circonstances de l'accident. Là, un fonctionnaire de police me posa les questions de routine sans prêter beaucoup d'attention à mes réponses. Il remplit laborieusement un formulaire de déclaration avec une machine à écrire en tapant avec ses deux index. L'atmosphère surchauffée de son bureau et le cliquetis cadencé des touches finirent par me faire sombrer dans un état de demi somnolence. Je luttais à peine pour maintenir mon esprit en éveil. Je sortis une demi heure plus tard, abattu par le découragement et la lassitude.

Les jours qui suivirent furent marqués de la même lassitude et ponctués de quelques crises d'angoisse. Elles s'emparaient de moi avec traîtrise, sans prévenir. Elles se déclaraient par un bourdonnement dans les tympans. Mon coeur battait à tout rompre dans ma poitrine. Une peur indicible m'envahissaient et ma mémoire déroulait alors les derniers instants de l'accident. Ces crises étaient de courte durée, quelques minutes à peine, mais elles me laissaient dans un état de choc pendant une bonne heure.

Finalement, au bout d'une semaine, je trouvai un message sur mon répondeur. " Veuillez contacter le Docteur Jasmin au...". Devant la délicatesse de l'administration, je m'attendais au pire. En fait, j'appris que Marc venait de sortir du coma. J'étais invité par le Docteur Jasmin - un neurologue - à rendre visite à mon ami dès le lendemain.

Le médecin m'avait prévenu : " vous risquez d'être choqué de le trouver dans cet état. Il n'est pas facile de devenir un inconnu aux yeux de son meilleur ami". Je me trouvai juste derrière la porte de sa chambre. Je restai un court instant indécis, la main posée sur la poignée. En moi se mêlaient des sentiments contradictoires de joie et d'inquiétude. Hubert Jasmin se tenait à mes côtés; conscient de mes appréhensions il ne me brusqua pas. Puis, j'entrai. Marc était assis sur son lit, absorbé dans la lecture d'un magazine. Son visage était amaigri. Ses yeux, enfoncés dans des cernes profonds, brillaient d'une excitation maladive. Sa tête pivota sur la base de son cou et il nous dévisagea. Sa cage thoracique resta figée, emprisonnée dans un carcan de plâtre, tout comme sa jambe et son bras droits.

Bonjour Docteur lança-t-il avec une humeur enjouée. Vous je vous reconnais, je vous ai vu ce matin, mais le type qui vous accompagne ne me dit rien du tout. Je suppose que vous allez m'annoncer qu'il s'agit de mon frère ou de mon cousin ou que sais-je !

Vous y êtes presque M. Perrot, répondit le médecin. Je vous présente Stéphane Gauthier, votre meilleur ami !

Je suis heureux d'apprendre que j'ai au moins un ami. Je commençai à me sentir un peu seul. Enchanté de te revoir mon vieux Stéphane. Le toubib a dû déjà tout te raconter. Ma mémoire est aussi vierge que celle d'un nouveau-né. Dans un sens, ça permet d'oublier les p'tits soucis !

Et il éclata d'un rire nerveux.

J'espère que tu étais un bon ami, poursuivit-il. L'amitié, tu dois le savoir, c'est une affaire de souvenirs. Les souvenirs ! C'est justement ce que j'ai perdu. Mais bon, je suis prêt à être copain avec n'importe qui, même avec mon meilleur ami !

Monsieur Gauthier est là précisément pour vous aider à reconstruire vos souvenirs, dit le médecin très calmement.

Marc m'observait en détail. Derrière son sourire, je devinais un grand désarroi, peut-être même de la détresse. Je sentais son regard parcourir les moindres rides et ridules de mon visage, mes tempes grisonnantes, les commissures de mes lèvres... Rien ne lui échappait, j'en étais sûr.

Comment te sens-tu ? m'enquis-je timidement.

Bien. Enfin presque. Je t'avouerais que je me sentirais mieux sans ce grand vide dans la tête. J'ai l'horrible sensation d'avoir perdu quarante années de ma vie. Pfouit, volatilisées, envolées dans un courant d'air. C'est inouï de savoir que tu connais mieux ma vie que moi. Qui suis-je ? Tu vois, je ne suis plus personne pour moi-même. Et ça, c'est terrible.

Tu ne te souviens donc de rien ? C'est incroyable. Tu ne me reconnais pas je suppose ?

Non pas du tout. Il va falloir réapprendre à nous connaître, je le crains. Je ne me souviens plus ce qu'est l'amitié, mais ça doit être quelque chose de formidable, n'est-ce pas ?

Derrière son désespoir, je percevais dans sa voix quelques traces d'ironie. Marc adorait cultiver l'ambiguïté. Il plaçait son discours sur une ligne de crête fragile, entre la gravité et le sarcasme. Cet équilibre précaire pouvait se rompre à tout moment. Il poursuivit sur un ton mi-badin, mi-ironique.

Alors, depuis combien de temps sommes-nous comme des frères l'un pour l'autre ? Dix ans ? Vingt ans ?

Trente ans, répondis-je.

Trente ans ! Qui dit mieux ? On se croirait dans une vente aux enchères, non ? Mais c'est formidable mon bon Stéphane. Trente ans. Tu te rends compte, ça doit en faire des tas de souvenirs. Ah, je nous imagine, encore gamins, en train de jouer aux billes dans la cour de l'école du village. Quel village déjà ?

Le Broc.

Le Broc, bien sûr. Où avais-je la tête. Un nom bizarre pour un village tout de même. Se pourrait-il que j'ai la mémoire qui flanche ? Comme c'est magnifique tout ça ! Quarante ans vécus et envolés, partis en fumée. Et on remet le compteur à zéro pour un autre tour. C'est parti ! Tu vois, Stéphane, l'amitié, ça ne tient pas à grand chose finalement. On en fait tout un plat mais est-ce vraiment si important ?

Très important. Et bien que tu ne l'aies jamais exprimé avec beaucoup de véhémence, tu y étais très attaché, à notre amitié. Il doit bien rester des traces de tout ce temps passé quelque part dans ta mémoire. Je suis confiant, tu le retrouveras. Je suis certain que cette amitié a laissé ses empreintes quelque part en toi, tu ne crois pas ?

Je ne sais même pas qui je suis moi-même,. Répondit-il amèrement. Tu ne peux pas imaginer à quel point tu ne représentes rien pour moi. J'ai beau me concentrer de toutes mes forces mais tous les efforts du monde n'y changeraient rien. Tout est effacé. Tu n'es rien, je ne suis rien, sinon un tas de viande humaine qui respire, mange et pense suffisamment pour réaliser le vide qui l'entoure.

Tu existes et tu es Marc Perrot. Je te promets que nous réussirons à te guérir. N'éprouves-tu donc absulement rien pour moi ?

Je lui avais parlé avec paternalisme ce qui sembla lui déplaire. L'expression de son visage se métamorphosa. Il se raidit et répondit :

Non, absolument rien. Tu pourrais être le Pape, le Président de la République, pour moi tu ne représentes rien. Excuse-moi de te le dire ainsi mais j'aime autant rebâtir ma vie sur la franchise. Tu t'attendais peut-être à de grandes embrassades, à des effusions d'amitié, à quelques larmes bien placées mais en toute sincérité je n'éprouve rien, pas même le frémissement d'une pointe de sympathie. Tu es un homme comme un autre; un inconnu.

Pendant qu'il parlait, son visage restait impassible sans laisser filtrer un atome d'émotion. Il me regardait avec une froide indifférence. Marc ne m'avait jamais exprimé son amitié avec une abondance de chaleur mais je pouvais la décrypter au travers de ses regards, de ses intentions, de son ironie et de sa maladresse. A présent, le message qu'il m'envoyait était vide, dénué de tout sentiment. Je cherchais dans ses yeux les repères d'autrefois mais je n'y trouvais qu'un grand désert stérile. J'étais bouleversé. Il dût le remarquer, car il ajouta sans délicatesse :

Ne me regarde par avec cet air-là. Ton regard de chien battu ne me rendra pas la mémoire. Laissons les apitoiements et le sentimentalisme au rayon des mélodrames bon marché. Je n'y peux rien. C'est comme ça.

Le médecin nous observait tous deux comme des cobayes de laboratoire, notant mentalement nos réactions respectives. Ses sourcils légèrement froncés laissaient deviner quelques soucis. Manifestement, mon entrevue avec Marc ne se déroulait pas comme il l'avait espéré. Quant à moi, je ne savais comment réagir. J'étais déchiré entre la consternation et l'irritation. Mais je parvins à réprimer la colère sourde qui montait en moi. La raison était encore la plus forte. Je devais peser davantage mes mots et barrer la route à mes émotions. Je lui dis alors.

Tu as raison. Je suis à présent un inconnu. Je dois vivre avec cette réalité même si elle m'est insupportable. Mais cela ne change rien au fait que tu restes mon ami. Et ton cynisme ne peut rien contre ça.

Marc éclata d'un rire maladif entrecoupé d'éternuements.

Tu manies très mal la carotte et le bâton. Laisse-moi te dire que tes états d'âmes m'importent peu.

Cette fois Marc poussait volontairement le jeu trop loin. Il semblait habité par une passion délétère. Le neurologue décida d'abréger notre conversation.

Bon, Monsieur Perrot, nous allons vous laisser vous reposer. Venez Monsieur Gauthier, ne le fatiguons pas davantage.

Je sortis avec lui dans le couloir. Il marchait d'un pas rapide, la tête baissée, les mains croisées dans le dos et apparemment absorbé dans ses pensées. Il affichait un visage ennuyé. " Allons dans mon bureau, j'ai à vous parler" me dit-il. Tout en le suivant, je jetai quelques coups d'oeil furtifs dans une chambre ouverte d'où sortaient des cris à peine humains. J'eus le temps d'entrevoir un vieillard décharné au regard hagard. Ses mains étaient agrippées à une barre métallique. Je tentais de me libérer de cette curiosité malsaine face à la maladie mais le spectacle de la misère humaine offre toujours un sujet fascinant dont il est difficile de se détourner.

Votre ami est frappé d'une amnésie aiguë. Il a oublié tous les détails qui composent sa propre vie mais il n'a pas pour autant perdu son caractère. Il a également conservé une mémoire que je qualifierais de " sociale", c'est-à-dire qu'il se souvient de son environnement socio-culturel : son pays, les institutions nationales, les interdits, les règles sociales, et cetera. Vous me suivez ? La médecine ne peut prédire s'il recouvrira totalement la mémoire un jour. Nous savons seulement que dans quatre-vingt-dix-neuf pour-cent des cas la guérison est totale. Son état peut durer quelques jours, quelques semaines mais rarement plus de quelques mois. La recette du succès tient principalement dans la personnalité du patient, de sa volonté à retrouver ses souvenirs et aux rapports avec son entourage. Le cas de Monsieur Perrot m'ennuie beaucoup car il ne semble pas décidé à coopérer. Son profile psychologique est particulier. Son âme est sombre. Ses propos sont chargés de cynisme. Il semble fuir toute compagnie. Dans un tel contexte, la tâche ne sera pas facile Monsieur Gauthier. Pour progresser j'ai besoin de comprendre. Vous vous connaissez depuis l'âge de dix ou onze ans m'avez-vous dit ? Aidez moi à percer les secrets de sa personnalité. Laissez votre mémoire s'exprimer librement. La clé se trouve certainement cachée dans les profondeurs de son enfance.

Le ton de sa voix était amical mais laissait transparaître par moment un soupçon d'autorité. Il saisit un bloc de papier et un stylo puis, il s'assit sur son bureau. Il m'observait intensément.

Je vous écoute, ajouta-t-il.

Et je lui racontai le village, le pré des Bordet, la rivière et... l'Arbre.