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“Mon père était originaire d'Auvergne, de cette grande plaine coincée entre la chaîne des Puys et les Monts du Livradois, que l'on appelle la Limagne. Après ses études de médecine, il décida, tout naturellement, de s'installer sur la terre de son enfance, dans un petit village perché sur un vieux plateau volcanique. C'est ainsi que je grandis à la campagne. Pour tous les gens du village, j'étais un enfant du pays. Du fait de la profession de mon père, je jouissais d'une position privilégiée. On m'appelait " le petit du Docteur ". Cela me conférait un prestige héréditaire. Il n'en était pas de même pour Marc Perrot. Ses parents travaillaient à Issoire, la ville la plus proche. Issoire ne comptait qu'une quinzaine de milliers d'habitants mais elle faisait figure de grande cité à nos yeux habitués aux champs et aux forêts. Tous deux étaient employés à l'usine d'avions de tourisme fraîchement construite dans les faubourgs nord de la ville. Son père, un homme grand et maigre aux cheveux noirs et raides, était fraiseur. Quant à sa mère, une femme ronde et joufflue, elle triait des pièces dans la chaîne de montage. Marc était leur unique enfant. On racontait qu'ils venaient de Clermont-Ferrand, la " lointaine " capitale du Nord. Ils avaient acheté quelques ruines d'une ancienne ferme située à l'écart du village qu'ils avaient restaurées. Ils se mêlaient peu à l'activité du village. Ils achetaient tout à la ville et ne fréquentaient que rarement les échoppes de nos commerçants. Comme la plupart des citadins, ils ne pouvaient partager notre inquiétude face à une gelée trop tardive pas plus que notre émotion devant les frêles pousses de blé au printemps. En d'autres mots, c'étaient des étrangers !

L'éducation nationale leur avait imposé l'école du village. Marc n'avait donc pas eu le choix. Il débarqua un matin de Novembre dans ma classe. Nous avions alors tous deux neuf ans. Je me rappelle son air un peu effrayé, pareil à celui d'un animal égaré. Comme il ne restait plus de table libre en avant - l'année scolaire avait commencé depuis plus de deux mois - il dut s'exiler dans le fond de la classe. Tous les regards le dévisageaient et le suivirent jusqu'à sa nouvelle place. Il s'assit avec la tête basse. Il sortit les affaires de son cartable et les rangea dans son pupitre avec des mouvements gauches et saccadés. Au moment où il voulut le refermer, le couvercle lui glissa des doigts. Il claqua bruyamment en résonnant dans le silence de la classe. Des rires étouffés lui firent écho. Les joues de Marc rougirent. Il baissa les yeux pour éviter d'affronter le regard moqueur de ses camarades. L'instituteur fit cesser les rires et les bavardages par un ordre sec. Et la classe reprit.

La récréation aurait pu être l'occasion de faire connaissance avec le nouveau venu, mais Marc resta planté dans l'ombre du préau, à l'écart des conversations. Aucun d'entre nous ne tenta de l'associer à nos jeux. Nous attendions qu'il fît les premiers pas et les jours qui suivirent furent identiques. Plus le temps passait, et plus il nous semblait impossible de changer notre attitude, car le silence des jours passés devenait plus difficile à justifier. A la timidité de Marc vint s'ajouter au fil des jours une rancoeur grandissante. Au bout d'un mois, nous avions atteint un point de non-retour. Sans que personne ne le comprît vraiment le rideau entre lui et nous déjà s'était refermé.

L'arrivée de Marc n'avait pas été une surprise. Quelques jours auparavant, la rumeur avait couru dans le village que les " étrangers de Clermont" allaient occuper sous peu leur nouvelle demeure. La veille, nous avions vu arriver un grand camion de déménagement. Il avait été, l'espace de quelques heures, la grande attraction de tous les enfants. Nous nous étions postés dans des fourrés tout près de la maison de la famille Perrot et avions surveillé toutes les opérations, dans le menu détail.

Marc était partout exclu. En particulier, nous lui avions interdit l'accès à l'Arbre. Aussi loin que je me souvienne, il y avait un grand arbre noueux dans le pré des Bordet. Il lançait l'une de ses branches par-dessus la rivière. Ce petit cours d'eau portait certainement un nom dans le cadastre mais ici tout le monde l'appelait simplement " la rivière". A quoi bon nous imposer la rigueur des géographes alors que nulle autre rivière ne s'écoulait à des kilomètres à la ronde. Le lit de la rivière recelait d'innombrables trésors que les adultes ne soupçonnaient pas. On y trouvait des joints en caoutchouc, des bouteilles de Valstar vides, de vielles godasses trouées, tout un artefact de morceaux de tôles dévorées par la rouille,... Cet endroit constituait le terrain de jeu favori des enfants du village. Imitant le souci de simplicité de nos aînés, nous l'avions baptisé sobrement " l'arbre".

L'arbre possédait un attrait particulier. Etienne Bordet, le propriétaire des lieux, ne supportait pas que l'on jouât dans son pré. Comme beaucoup de campagnards, il accordait une valeur sacrée à la propriété privée comme si ce petit bout de terre en friche représentait la mémoire de ses ancêtres. Parfois, quand il nous surprenait à courir dans ses herbes sauvages, il sortait son fusil de chasse et tirait en l'air des décharges de gros sel en guise d'avertissement. Les moins téméraires d'entre nous fuyaient alors en tentant de sauter par-dessus la rivière. Les autres se cachaient derrière le talus de la rive. Nous retenions notre souffle et tremblions de peur. Mais Etienne Bordet n'entreprenait jamais de nous poursuivre. Il s'en tenait à vociférer quelques jurons en patois et s'en retournait dans sa ferme.

Pour le simple plaisir de braver l'interdit, dès la sortie de l'école, nous nous hâtions tous de rejoindre l'Arbre. Tous ? Pas vraiment. Seul un cercle restreint d'initiés était autorisé à s'y rendre. Les autres ne pouvaient s'approcher sous peine d'être accueillis par un jet de pierres impitoyable. Parfois, nous décidions d'élargir nos rangs à de nouvelles recrues. Les candidats devaient se soumettre alors à trois épreuves. Ils devaient avant tout se montrer dignes d'appartenir à la bande en affrontant le courroux d'Etienne Bordet. Cette épreuve en éliminait déjà plus d'un. Avec la seconde, nous testions leurs qualités de tireur de cailloux; qualités indispensables pour la défense de notre territoire. Enfin, ce que nous attendions tous, c'était l'épreuve de l'arbre. Elle consistait à traverser la rivière en se tenant par les mains à l'une des branches de l'arbre. La distance à parcourir au-dessus du cours d'eau n'était pas négligeable surtout quand les écorces de bois vous écorchaient les paumes des mains. Il arrivait souvent que le candidat finît dans l'eau. Nous éclations alors de rire; un rire humiliant et impitoyable ! Avec magnanimité, nous ouvrions cet examen à quiconque voulait s'y essayer sauf, bien entendu, aux filles. Mais en vérité, il y avait une autre exception : Marc Perrot, bien sûr !

Depuis le premier jour, Marc resta toujours différent. Il parlait peu. Il ne participait pas à nos jeux. Pendant les récréations il restait seul, assis sur un banc, adossé à un arbre ou bien il errait dans la cour, le regard perdu dans ses pensées. En classe, nous ne prenions conscience de son existence que lors des rares fois où l'instituteur l'interrogeait. Il se levait alors d'un mouvement nonchalant et répondait en bafouillant, mi-timoré, mi-impertinent, "je ne sais pas". Nous pouffions tous d'un rire étouffé. Généralement, l'instituteur n'insistait pas et lui demandait de se rasseoir aussitôt. Pourtant, ses résultats scolaires étaient plutôt satisfaisants. En particulier, il excellait dans la manipulation de raisonnements abstraits. Les mathématiques constituaient son domaine de prédilection. Il n'avait aucun ami. Quand un gamin tentait de lui adresser la parole, il s'écartait en s'écriant "laisse-moi tranquille". Ses réactions pouvaient être plus violentes. Dans ce cas, d'autres écoliers venaient prêter main forte à leur ami et l'affaire dégénérait en pugilat. Marc en ressortait couvert de coups et de bleus mais sans une larme. Il s'exilait alors un peu plus loin de ses camarades. Dans ces moments-là je l'imaginais en train de ressasser sa haine. Nous étions tous convaincus qu'il préparait quelques méchancetés pour se venger. Mais en vérité, Marc n'était pas méchant. Il affichait une totale indifférence à notre endroit. Il était différent, c'est tout. Et nous n'acceptions pas cette différence.

D'années en années, de classes en classes, il se refermait toujours un peu plus sur lui-même, comme un escargot qui se réfugie dans sa coquille. Il s'isolait davantage dans son univers solitaire. Avec le temps, nous nous étions habitués à l'ignorer. Ainsi, nous ne prêtions plus guère attention à son visage hâve, à ses yeux noirs et profonds, à sa silhouette discrète comme une ombre... Mais au fond de moi, sa personnalité me fascinait. J'aurais voulu percer le secret de cette âme sauvage, tenter de saisir le cheminement de ses pensées, mais il restait inaccessible, impénétrable.

Un soir, alors que je rentrai de l'école, je décidai d'emprunter un autre chemin. L'air était doux. Le soleil caressait les prés d'une lumière chatoyante. La route que je pris traversait des champs de blé dorés et découpés en damier par des bocages verdoyants. Elle suivait un parcours sinueux, aberrant aux yeux des citadins, afin d'éviter les parcelles de terre léguées par des siècles de labour. Au loin j'aperçus une silhouette que je reconnus immédiatement : Marc. Que faire ? Rebrousser chemin ? Garder mes distances ou bien le rejoindre ? Je conclus, sans hésitation, que je tenais là une occasion de lui parler. Je courus courir pour le rattraper. D'abord, il ne m'entendit pas et poursuivit son chemin avec insouciance. Puis soudainement, il se retourna, un peu étonné, et me lança un regard noir. Il s'arrêta et se rangea dans le bas-côté. Il espérait sans doute que je passerais sans prêter attention à lui. A quelques mètres de lui je ralentis ma course. Je vis alors son visage se métamorphoser en une grimace menaçante. Il m'invectiva :

Qu'est-ce que tu veux ? Fous-moi la paix. Je ne t'ai rien demandé. J'ai pas envie de te voir.

J'affichai une mine déconcertée, au point qu'il dût s'en rendre compte. Il redoubla d'agressivité. Il referma ses poings et les serrait en guise de menace.

T'as pas compris ce que je t'ai dit ? Tu veux que j'te foute mon poing sur la gueule ? Barre-toi !

Mais je restai sur place sans bouger. Je ne lui voulais aucun mal. Je désirais seulement parler, engager le dialogue, briser le mur de sa solitude. Je lui dis avec la sincérité un peu naïve des enfants.

Mais je ne veux pas te faire de mal. Je voulais discuter, c'est tout... comme ça...

Il me fixait avec des yeux chargés de haine, le menton relevé, la lèvre inférieure retroussée en une vilaine moue. Nous restâmes un long moment silencieux, figés. Il me toisait fièrement croyant ainsi m'intimider mais je restai sur place, inflexible, arborant toujours la même naïveté. Un bref instant je me mis à douter de sa détermination. Peut-être mimait-il seulement la méchanceté ! Je ne m'étais pas trompé. Imperceptiblement, ses mains se décrispèrent et ses muscles se débandèrent. Sa colère se diluait lentement, perdant de sa consistance et de sa vigueur. Soudain, il s'élança en courant mais dans sa précipitation il trébucha contre une pierre pointue qui affleurait le sol. Il s'étala violemment de tout son long dans la poussière. J'accourus à ses côtés et l'aidai à se relever. Ses genoux entaillés saignaient abondamment et les paumes de ses mains étaient constellées de gravillons. Il ne sanglotait pas mais des larmes ruisselaient sur son visage poussiéreux, laissant deux sillons humides sur ses joues.

Ca va ? Tu n'as pas trop mal ? Lui demandai-je avec une touche de compassion.

Il ne me répondit pas tout de suite. Il était occupé à déloger les petits cailloux incrustés dans le creux de ses mains. Puis, avec la gorge nouée par la douleur ou bien la timidité, il me répondit :

Ca ira. Ce n'est rien.

Il releva la tête. Sous la dureté de ses sourcils, je crus voire briller dans ses yeux, l'instant d'un clignement de paupières, une fragile lueur de reconnaissance qu'un voile d'indifférence recouvra aussitôt. Seules ses pupilles pétillaient encore d'une vie profonde et intense, perdue dans les méandres d'un esprit insaisissable. Il me dit, avec un cynisme qui me désarçonna :

Le curé va être fier de toi, Stéphane. Tu as fait ta bonne action de la journée. Tu auras tenté de ramener la brebis égarée au bercail ! Je n'ai que faire de ta pitié, de ta charité, de tes bons sentiments et toutes ces balivernes. Va jouer aux billes avec les autres et laisse-moi tranquille.

Et il repartit d'un pas assuré, sans se retourner. Très vite il disparut derrière une haie d'arbres. J'étais hors de moi. J'avais envie de lui crier des injures afin d'étancher ma colère. Au lieu de cela je donnai un violent coup de pied dans un galet qui se perdit dans les épis de blé. Mais au fond de moi, une intuition me disait que quelque chose d'inexplicable nous avait rapproché tous deux un bref instant. Cette certitude me fit oublier ses propos acerbes et je rentrai chez moi, le coeur remplit d'un indicible bonheur.

Cette anecdote anodine fut le point de départ de l'étrange amitié qui nous lia pendant toutes ces années. Elle fut le signal d'un changement irrémédiable. Pour la première fois, je compris que Marc n'était peut-être pas si différent des autres. Il souffrait plus profondément, voilà tout. Etonnamment, les événements se précipitèrent.

Le lendemain, alors que nous nous alignions en rang devant la porte de la classe, je cherchai Marc du regard. Il arriva en retard et se rangea à la queue, comme tous les jours. Il affichait son éternelle indifférence, mi-provocante, mi-farouche. Je le fixais avec insistance mais il m'ignorait, le regard perdu au fond de la cour, sur la rigueur d'un mur de briques sales.

Christian Lalonde, un garnement que l'on appelait cricri, se retourna et remarqua l'arrivée de Marc. Cricri, c'était la forte tête de la classe, le chef de la bande de l'Arbre. Sous ses airs bonhommes se cachait un caractère de meneur; autoritaire, opportuniste et impitoyable envers ses ennemis. Ses joues constellées de tâches de rousseur se fendirent en un large sourire. Cette expression sur son visage annonçait généralement la germination d'une nouvelle bêtise. Sur le ton de la moquerie, il s'adressa à Marc :

Hé ! Marc, t'es encore en retard. Tu t'es encore fait une branlette. C'est pour ça, les gars, qu'y est en retard. Tous les matins y se fait une branlette sur le chemin !

Et tous les écoliers éclatèrent de rire, même ceux qui ignoraient tout de la signification du mot "branlette". Cricri contemplait avec satisfaction l'effet de son intervention. Emporté par son élan il ajouta, avec une pointe de méchanceté dans la voix cette fois :

Ca rend sourd, imbécile. Pas étonnant qu'tu comprends rien en classe. T'es sourd mon pauv' Marc.

Et les rires redoublèrent d'intensité. A ce moment, surgissant de l'encadrement de la porte du hall d'entrée, le directeur s'avança à grands pas vers Christian Lalonde et lui tira énergiquement les cheveux au niveau des tempes.

Encore toi Lalonde, vociféra-t-il. Tu viendras me voir dans mon bureau pendant la récréation.

Les rires se turent instantanément. Cricri criait sous le choc de la surprise.

Allez ! Tout le monde en rang. Et que je n'entende plus un bruit ! Ajouta le directeur sur un ton sévère qui fit trembler de peur le coeur des écoliers.

Cricri pleurait, blessé dans son amour-propre plus que par la douleur. Il boudait en passant la main sur sa tempe meurtrie. Il ne supportait pas les camouflets, surtout quand ceux-ci lui étaient infligés en public, sous les yeux de ses camarades. La douleur et la vexation ouvrirent vite la voie à la colère. Une colère sombre et vindicative, qui désirait un coupable, un bouc émissaire. Il lança un regard noir en direction de Marc, comme un prélude à la vengeance. Marc constituait une victime toute désignée. Cricri rejoignit sa place dans les rangs avec les poings et la gorge serrés. Il donna un coup de pied étouffé dans son cartable.

En classe, il resta muet et renfrogné. Quand la cloche retentit, il ne se rua pas bruyamment vers la sortie comme il aimait le faire. Bien au contraire, il marchait lentement, la tête basse, retardant le moment où il allait franchir le pas de la porte. Ses espoirs furent vains : le directeur l'attendait sous le préau, les bras croisés dans le dos. Il interpella Christian.

Lalonde, tu n'as pas oublié ce que je t'ai dit ce matin, hein? Suis-moi dans mon bureau.

Je ne sais pas ce qui se passa dans le bureau du directeur. Cricri n'en sortit pas très fier. Avec ses yeux larmoyants et ses joues rouge vermillon il faisait un bien piètre héros. Personne n'osait lui poser la première question. Nous redoutions tous ses rebuffades. Finalement, André, son "lieutenant", brisa le mur du silence. Cricri lui répondit sans ménager son agressivité.

Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? Mêle-toi de tes oignons !

Puis, il se rapprocha de lui avec une mine plus amicale et murmura quelque chose dans son oreille. Le visage de son ami s'illumina et ils éclatèrent tous deux d'un rire entendu. Avant de se quitter, Cricri dit à André.

Surtout n'en parle à personne. On va bien s'amuser.

A quatre heures de l'après-midi, le dernier son de cloche libéra tous les enfants. Le portail dévidait dans la rue un flot de garnements criards. Les participes passés et les règles de trois s'effaçaient déjà à l'idée des jeux qui se préparaient. Avec quelques membres de la bande je courus vers l'Arbre. Cricri et André nous y attendaient. Cricri avait retrouvé son panache et sa verve. Tous les deux souriaient en se lançant des regards complices. Lalonde monta sur une vieille souche qui lui servait de piédestal pour haranguer ses camarades. Il composa un air grave et dit avec véhémence.

Les gars, ça ne peut plus durer. Vous avez vu ce matin, à cause de ce con de Marc, j'en ai pris plein les oreilles.

Marc n'y était pour rien. Répliquai-je, coupant net l'éloquence de Lalonde. C'est toi qui t'es mis tout seul dans le pétrin en te moquant de lui !

Tais-toi, Stéphane. Répondit-il sur un ton autoritaire et manifestement agacé. Tu ne sais pas ce que m'a dit le dirlo quand j'étais dans son bureau.

Et qu'est-ce qu'il t'a dit, le dirlo ? Ajoutai-je avec défiance sans me laisser impressionner par son jeu.

Il m'a dit que les parents de Marc s'étaient plaints de moi auprès de lui. Tu vois, ce salaud de Marc c'est un cafteur. Il est pas cap' de se débrouiller tout seul alors il demande à ses vieux de régler ses affaires.

Cricri avait trouvé là un argument de poids. Je ne pouvais mettre sa parole en doute bien que, au fond de moi, je savais Marc incapable d'agir ainsi, non pas par compassion pour ses camarades de classe, ni même par respect de "l'éthique" des écoliers, mais simplement par indifférence.

Devant mon désarroi, Cricri regagna cette confiance en lui-même qui, un instant, fut un peu ébranlée. Il poursuivit sans plus me regarder, pour bien marquer la fin de ma petite fronde.

Voilà ce que je vous propose. On va l'attendre aux quatre chemins et là, on va régler nos comptes avec lui. D'accord ?

Et tous acquiescèrent. Sans plus tarder, toute la bande fit route en direction du lieu de notre guet-apens. J'aurais voulu fuir et avertir Marc mais il était déjà trop tard. Peut-être aussi que le courage me faisait tout à coup défaut. Je décidai d'accompagner les autres en me persuadant que je pourrais peut-être venir en aide à Marc au cas échéant.

"Les quatre chemins" n'étaient pas loin de notre Arbre. Deux routes de terre se croisaient à cet endroit sous la bénédiction muette d'un calvaire. Nous nous cachâmes, qui dans les fourrés, qui derrière le socle du crucifix. Marc, bientôt, arriva. Il flânait en marchant d'un pas chargé de lassitude. Quand il se trouva à la croisée des routes, Cricri fit signe à ses comparses de sortir de leur cachette. Et tous s'élancèrent comme un seul homme et encerclèrent Marc. Je me tenais à l'écart. Je ne voulais pas participer à cette injustice. Marc s'était arrêté avec une flamme de terreur dans les yeux. Il jeta un coup d'oeil désespéré en ma direction. Je lui répondis en détournant le regard. Que pouvais-je faire sinon constater l'étendue de mon impuissance. Christian Lalonde semblait enivré par sa propre euphorie vindicative. Il fit un pas vers Marc et se planta face à lui.

Qu'est-ce que vous me voulez tous ? Dit Marc d'un ton à la fois menaçant et menacé.

Comme un animal traqué et rendu à son dernier refuge, il espérait trouver son salut dans l'agressivité.

Régler nos comptes. Répondit triomphalement Cricri.

Tu ne peux pas les régler tout seul tes comptes, non ? Il te faut toute ta bande de moutons sans cervelle pour t'aider. Quel courage ! Quel héros !

Avec une telle arrogance Marc ne pouvait qu'échauffer les esprits et hâter les événements. Peut-être n'attendait-il que cela ? Mais le coup parti plus vite qu'il ne l'avait prévu. Lalonde lui flanqua son poing dans l'estomac. Marc se plia en deux, le souffle coupé. Mais comptant sur la surprise, il s'élança en courant. Il percuta brutalement un gamin qui fut projeté contre le sol caillouteux. Mais déjà Cricri accompagné d'autres gamins avait réagi. Ils se lancèrent à sa poursuite. Chargé de son cartable, Marc ne pouvait pas échapper à ses poursuivants. Bientôt, l'un d'entre eux s'agrippa à ses épaules et le fit choir. Les autres accoururent et très vite ils l'immobilisèrent au sol. Alors, Christian Lalonde, sur un ton victorieux, s'écria : "tous à l'Arbre". Quatre gars empoignèrent solidement Marc par les jambes et les bras et le soulevèrent. Je restai planté au bord de la route, spectateur impuissant. Que pouvais-je faire devant la détermination et l'excitation de mes camarades ?

Pendant les premières centaines de mètres, Marc tenta à quelques reprises de se libérer de l'étreinte de ses ravisseurs. Il se débattit sans résultat puis, se laissa transporter sans résistance. Il avait abandonné tout espoir de fuite. Arrivés auprès de l'arbre, Cricri reprit position sur son piédestal.

Marc, on en a assez de te voir toujours à part. Lança Cricri. Cette fois, tu n'as pas le choix. Tu vas passer l'épreuve de l'arbre, que cela te plaise ou pas. Et alors tu seras des nôtres.

Je ne saisissais pas les desseins de Cricri. Cette mise en scène devait certainement cacher un piège. J'aurais voulu en avertir Marc mais une fois de plus la lâcheté me laissait muet. Les quatre gaillards qui soutenaient Marc le déposèrent pendant que d'autres le menaçaient avec des bâtons afin de le dissuader de tenter de s'enfuir. Il est difficile d'imaginer ce que pouvaient être les émotions de Marc à ce moment précis. Il avait le regard d'une bête traquée. Il se savait impuissant à affronter ses adversaires et s'attendait à tout moment à être battu. Il se releva lentement, avec méfiance. Puis, avec une voix étranglée et résignée il s'adressa à Cricri.

Que veux-tu que je fasse maintenant ? Demanda-t-il.

Tu n'as pas compris ? Monte à l'arbre et traverse la rivière en te tenant par les bras !

Marc parcourut toute l'assistance de ses yeux fiévreux. Il paraissait tout à coup bien pitoyable.

Je ne sais pas nager. Dit-il sur un ton désemparé.

M'en fous. Répondit brutalement Cricri. Fais c'qu'on te dit de faire et grouille-toi !

J'eus à ce moment précis la certitude que Cricri avait encore préparé l'une de ces espiègleries dont il raffolait. Je serrai mes poings et mordillai mes lèvres. Pendant ce temps, Marc commençait l'ascension de l'arbre. Ses membres longs et maigres se déplièrent de façon mécanique comme les ailes d'un grand héron. En quelques secondes, il se trouva pendu par les bras à la branche. Tous les visages étaient levés vers lui, muets et concentrés sur les deux mains qui glissaient sur l'écorce. Tout se passait sans problèmes, ce qui me parut suspect. Soudain, alors que ses deux jambes se balançaient juste au-dessus de la rivière, Marc poussa un cri de douleur et lâcha prise. Il tomba directement dans les flots. Tout le monde éclata de rire, Cricri le premier. Marc se débattait violemment dans l'eau mais inexorablement, il coulait. Son cou se tendait vers la surface mais bientôt sa tête disparut sous les flots. Personne ne paraissait réaliser qu'il était en train de se noyer. Bien au contraire ils s'esclaffaient tous à gorges déployées. Je retroussai alors mes manches et m'élançai en courant vers le cours d'eau. Je bousculai au passage quelques-uns de mes camarades occupés à rire et à plaisanter. Je plongeai sans hésitation. L'eau me parut froide et hostile. Je cherchai du regard le corps de Marc mais la vase brunâtre en suspension agissait comme un écran. Après deux ou trois brasses, je distinguai une masse informe plus foncée. C'était Marc. Je le saisis comme je pus et le tirai vers la surface. Quand ma tête sortit de l'eau, j'inspirai une grande bouffée d'air. Jamais, l'air ne m'avait paru si bon, si agréable à respirer. Autour de moi les expressions sur les visages avaient changé. Ils étaient blêmes. Cricri était pâle et visiblement inquiet. Marc suffoquait et gesticulait dans tous les sens sous l'effet de la panique. Quelques copains s'approchèrent de la rive et m'offrirent leurs mains. J'en attrapai une et la serrai fort, très fort. D'autres mains s'agrippèrent à mon bras et me hissèrent hors de l'eau.

Finalement, Marc était sauvé : allongé sur l'herbe il toussait, il respirait convulsivement, mais il était sauf. Je l'aidai à retrouver ses esprits. Puis, entre deux inspirations haletantes, il me dit "merci Stéphane". Le long de son bras droit s'écoulait un filet de sang qui prenait sa source dans une large entaille dans la paume de sa main. Je compris alors la machination de Christian Lalonde. Il avait dû incruster dans l'écorce de la branche des tessons de bouteille. Fou de colère je me levai et me dirigeai vers Cricri. Je lui assenai alors un bon coup de poing dans le visage. Il ne riposta pas mais s'enfuit en courant, tout penaud.

C'est ainsi que naquit notre amitié, entre Marc et moi.”