La Machine à Musique

Auteur : Jacques Léon

© Jacques Léon


Je chassais le rat turve dans les quartiers oubliés de la ville. Cette passion incongrue je l'avais héritée de mon père, un chasseur invétéré. Il m'avait enseigné dès mon plus jeune âge comment traquer l'animal dans le désert inquiétant des ruines de la ville abandonnée. A cette époque nous utilisions encore des souffleurs mécaniques. Non sans fierté j'actionnai de temps en temps le piston de la pompe quand la pression venait à baisser. Quand, au détour d'une rue obscure, nous surprenions un rat turve occupé à déchiqueter la carcasse d'un chat crevé, mon père, avec la patience des passionnés, m'expliquait, me racontait. Je buvais ses paroles. "Toujours l'oeil gauche, insistait-il. C'est le talon d'Achille des rats turves. Si tu manques l'oeil gauche, la fléchette glisse sur le pelage d'épines sans pénétrer. Quant à l'oeil droit, il repousse comme la queue sectionnée d'un lézard des pierres. Mais l'oeil gauche, lui, mène tout droit à la cervelle. C'est là qu'il faut viser". Et d'une habileté sans pareille il envoyait le dard mortel se ficher dans l'oeil si vulnérable. L'animal, dans un dernier sursaut de vie, bondissait puis retombait sur le sol, parcouru de frissons convulsifs.

Cette nuit-là, fort de ces années d'enseignement paternel, je parcourais la bande de Quath; un secteur peu fréquenté situé dans les quartiers Nord de la Cité oubliée. Depuis un quart d'heure je suivais la piste nauséabonde d'un rat turve; un gros mâle sans doute, à en juger par la taille de la charogne qu'il traînait dans sa gueule. Une proie de luxe ! Je réglais la finesse du faisceau de mon souffleur à laser. Les temps héroïques des souffleurs à pompe étaient définitivement révolus. Le laser avait avantageusement remplacé les fléchettes de cuivre bleu.

La bête avançait à quelques dizaines de mètres de moi, forme grotesque dans l'obscurité sépulcrale. Je devinais sa silhouette massive longer les murs sombres. Il me fallait le contourner afin de le surprendre de face. J'aperçus sur ma droite un passage étroit au milieu des ruines. Je décidai de m'y faufiler. Le chemin était difficile, encombré de blocs de pierre. Je dus redoubler d'efforts pour me déplacer sans bruit et de vigilance pour ne pas risquer de tomber dans quelque fosse. La nuit recèle de nombreux pièges sournois ! Soudain je me trouvai nez à nez avec le gros animal. Il resta en arrêt, surpris par ma présence. Je devais agir très vite. J'épaulai et visai. Mais il fût plus alerte que moi. Il détala rapidement, abandonnant dans sa fuite son repas à mes pieds. Il s'en dégageait des exhalaisons pestilentielles.

Je pestai sourdement contre ma maladresse. J'avais manqué une proie magnifique. Je ne pouvais accepter un pareil échec alors si près du but. Je savais qu'un rat turve effrayé peut courir pendant des heures sans changer de direction. Il ne s'arrête qu'après épuisement de toutes ses forces. Il est alors possible de le caresser si vous n'êtes pas dégoûté par la puanteur de l'animal. J'entrepris donc de me lancer à sa poursuite sans plus attendre. Je n'ignorais pas que ce jeu-là pouvait durer la nuit entière. Mais mon amour propre avait été stupidement sali. J'étais prêt à risquer une nuit blanche pour le prix de ma victoire. En fait, sur le moment je n'avais pas réfléchi aux conséquences possibles de ma décision. Je voulais seulement en découdre définitivement avec cette sale bête qui avait osé défier mon souffleur. Les hommes ne pensent pas toujours avec leur cerveau !

Le rat turve avait fui vers le Nord. Sans hésiter je partis sur ses traces ...

Combien de temps avais-je marché ? Je ne saurais le dire. Je ne me rappelle que la fatigue qui s'abattit sur moi : une immense fatigue mêlée d'inquiétude. La colère de la première heure s'était éteinte et je ne comprenais plus, à vrai dire, les motivations de ma course. Quant je m'arrêtai, je constatai avec effroi que j'avais largement dépassé la bande de Quath, extrême limite de la connaissance humaine. Je m'étais doublement enfoncé dans le nuit et dans l'inconnu. Je consultai ma montre. Elle indiquait six heures trente six. Le soleil aurait dû se lever depuis plus d'une heure. Mais une nuit d'encre m'entourait. Je n'avais même pas entre-aperçu le voile lointain de l'aurore. Je dûs admettre l'effroyable évidence que j'avais atteint les confins du jour, là où le monde bascule dans l'obscurité permanente, là où la nuit règne en maîtresse absolue !

Personne à ma connaissance ne s'était risqué par delà la bande de Quath. J'étais donc le premier fou à m'aventurer dans cette nuit menaçante. A ces sombres réflexions mon inquiétude se transforma en panique. Je devais revenir sur mes pas, retrouver la civilisation, quitter au plus vite cet univers sinistre. Je fis demi-tour et m'élançai en courant, terrorisé. Ma course fût de courte durée : je trébuchai contre une brique et m'étalai brutalement sur le sol. J'avais mal. Les pavés humides étaient froids. Désespéré, je m'effondrai en larme. Je maudissais ce rat turve et mon inconscience qui m'avaient attiré dans ce lieu macabre. Je m'étais bêtement fait prendre au jeu de l'orgueil.

Non sans efforts je me redressai et m'assis sur une grosse pierre suintante. Je rassemblai mes esprits et mes forces. J'inspectai les dégâts qu'avait causés ma chute à mon genou gauche. L'étoffe de mon pantalon était déchirée sur plusieurs centimètres. Je saignais. La douleur était aiguë mais je ne diagnostiquai rien de grave.

Finalement la douleur avait quelques effets bénéfiques en cela qu'elle avait chassé la peur insensée dont j'avais été le jouet. Je lançai alors quelques jurons réconfortants spécialement adaptés aux circonstances. Mais un phénomène extraordinaire interrompit mon élan salvateur. Une douce mélopée lointaine et irréelle avait surgi de nulle part. Je crus d'abord être en proie à des hallucinations auditives. Comment, en effet, une telle mélodie aurait-elle pu atteindre un pareil endroit, si éloigné de toute civilisation. Mais elle revînt, étrange et incertaine puis disparût à nouveau, comme emportée par le flux et le reflux d'une mer de cristal.

Je restai interloqué. Cette musique n'était pas le fruit de mon imagination. Elle était bien réelle. Depuis près de quarante années je pratiquais la chasse au rat turve assidûment. Jamais je n'avais entendu pareil prodige. La seule musique qui berçait ce monde de ruines s'appelait la bise : elle sifflait sinistrement comme un animal famélique.

Malgré ma blessure et la fatigue qui endolorissaient mes jambes, je sentis naître en moi la curiosité. Voilà une chose déconcertante, la curiosité. Elle s'installe comme un subit appétit insatiable, comme une gourmandise irraisonnée. Elle n'a de cesse que de savoir, de rassasier son désir de comprendre. Je partis donc, sans me poser davantage de questions, à la rencontre de ce mystère. Je pouvais difficilement déterminer la provenance exacte des notes magiques. Elles semblaient arriver des contrées septentrionales. Mais en fait elles empruntaient le chemin que le vent leur traçait. Il me parut évident que retourner vers le Sud m'aurait éloigné de leur source. Aussi décidai-je de poursuivre ma marche vers le Nord. Je me réconfortai en me convainquant que, de toutes manières, l'environnement ne pouvait devenir plus hostile qu'il ne l'était déjà.

Et je marchai encore un long moment, tendant l'oreille attentivement. Insensiblement, au fur et à mesure que je m'enfonçais toujours plus profondément dans les terres inconnues, la musique devenait plus claire et ses accents étonnants plus distincts. Cette constatation donna une nouvelle impulsion à mon courage. Mais une compagne redoutable fit son apparition : la faim. Elle commençait à tenailler mes entrailles. Ses morsures me brûlaient cruellement. Je n'avais emporté avec moi qu'un dîner bien frugal : un sandwich, un morceau de fromage, quelques fruits et de l'eau. Je n'avais pas prévu m'attarder ainsi dans cette région désolée. J'étais déchiré entre l'envie de dévorer sur le champ le contenu de ma besace et le soucis, plus raisonnable, de conserver ces piètres réserves pour plus tard. Afin de calmer momentanément ma faim je saisis une pomme dans laquelle je mordis à pleines dents. Elle était sucrée et juteuse. Jamais je n'avais autant apprécié une simple pomme. Je la savourais voluptueusement en croquant chaque bouchée longuement pour en extraire tout le suc. La nuit et le froid ne pouvaient me voler ce plaisir innocent.

La musique emportait dans ses arpèges une atmosphère d'allégresse surprenante. Très vite elle me communiqua son enthousiasme. Il est difficile de décrire une mélodie tant sa nature proprement immatérielle la rend presque inaccessible à l'entendement. Pourtant à cet instant précis il me semblait qu'elle sécrétait le même goût sucré que la pomme que je venais de dévorer. Les notes vibraient à l'unisson avec mes papilles gustatives. Je ressentais l'extraordinaire impression de faire corps avec elles, comme si elles pénétraient au plus profond de ma chair pour s'y fondre totalement. Soudainement je sus, par une inexplicable intuition, que ma route avait atteint son but. Et en effet, quelques pas plus loin, j'aperçus une grande bâtisse. Elle était seule, encore intacte, au milieu d'un désert de ruines. La faible clarté du croissant de lune me permettait d'en deviner la façade : une construction compliquée aux formes tourmentées. Je n'étais pas un expert en architecture mais je n'avais jamais vu pareil style, pas même dans les livres d'histoire ancienne. Un large parapet menait à l'entrée. Je me dirigeai, rempli d'une incomparable confiance, vers l'huis grand ouvert.

Lorsque je franchis le pas de la porte, je fus plongé dans une obscurité totale. Mes pas résonnaient bruyamment. La mélodie semblait remplir tout l'espace comme amplifiée par une caisse de résonance démesurée. Cependant elle conservait sa clarté de cristal. Les notes s'égrainaient comme les perles d'un chapelet aux formes étranges mais agréables. La mélodie s'articulait autour d'un motif harmonique répétitif complexe et néanmoins très net. L'ampleur de l'écho me laissait imaginer une salle immense. Au bout de quelques minutes, quand ma vue se fut adaptée à la noirceur, je constatai que je ne m'étais pas trompé. Je me trouvai dans un vaste hall ellipsoïdal. Le plafond, grande ombre au dessus de ma tête, culminait à plusieurs mètres de haut. Je me sentais tout à coup minuscule, noyé dans cet espace vide monumental. A l'autre bout de la pièce, juste en face de moi, j'aperçus une porte étroite. Je n'en vis aucune autre. Je traversai le grand hall d'un pas un peu hésitant. La solennité de l'endroit m'impressionnait fortement.

J'entrouvris lentement la porte. Un raie de lumière m'aveugla. De la lumière en cet endroit ! Mes yeux ne pouvaient y croire. Je ne saurai à présent décrire quel fut mon étonnement. Me trouver face à face avec un quelconque monstre ne m'aurait guère plus surpris, je crois. A vrai dire je m'attendais davantage à rencontrer quelques maléfices plutôt que de la lumière. Des escaliers en colimaçon montaient abruptement devant moi. La musique vibrait alors comme un grand souffle. Il me semblait appartenir au frémissement de chaque note. Je me trouvais tout près du but. Plus que jamais je ressentais une incommensurable impatience me consumer. Toute trace d'angoisse avait disparu. Je grimpai l'escalier à grandes enjambées.

J'atteignis finalement une grande pièce imprégnée d'une atmosphère feutrée. En son centre trônait une étrange machine. Elle ressemblait à ces instruments de physique que l'on fabriquait jadis : mélange de pièces de bois patinées par les ans et de cuivre brillant. Dans ses entrailles, un artefact invraisemblable de mécaniques s'engrenageait sans le moindre cliquetis. Les notes prenaient naissance dans une série de tubes verticaux en bronze, de taille croissante, comme les tuyaux d'un orgue.

Je m'approchai pour contempler de plus près le travail des milliers de roues dentées. J'étais émerveillé comme un enfant peut l'être devant les mécaniques d'un réveil. Sur le socle en bois où reposait la machine j'aperçus une baguette en cuivre sur laquelle étaient gravés ces mots : "Machine à musique de Brunswick-Greenland - modèle à pistons compensés". Comment cette machine fantastique parvenait-elle à transformer ces mouvements mécaniques en une mélodie si merveilleuse ? Par quelle alchimie métamorphosait-elle l'indifférence du métal froid en notes si enchanteresses ? Quel était donc son secret ?

J'aurais aimé comprendre. Mais la danse cadencée des pignons ne me renseignait guère. Du bout de l'index je tentai de bloquer une grande roue dentée qui tournait lentement. Je sentis d'abord une forte résistance. Ma peau couina contre le métal. Puis tout à coup la roue s'immobilisa. Mais la mélodie ne fut en rien altérée : elle poursuivait sa route avec la même allégresse. Je remarquai qu'en revanche d'autres engrenages avaient accéléré leur rotation. Je répétai mon expérience sur une autre roue. Je constatai le même résultat. Puis je bloquai deux roues à la fois. Même chose. Je me trouvai en face d'un véritable prodige de la mécanique : cette fabuleuse machine parvenait à compenser elle même toute altération de son fonctionnement interne. "Fantastique" ne pus-je m'empêcher de murmurer.

La mélodie entrait en moi sans la moindre résistance. Par tous les pores de ma peau elle s'infiltrait comme une douce chaleur enveloppante. Je me sentais bien, apaisé de toutes mes craintes et de toutes mes angoisses. La faim qui m'avait surpris en chemin s'était évanouie par je ne sais quel miracle. Le poids de la fatigue d'une nuit de marche avait cédé la place à une agréable lassitude, semblable à celle qui précède le sommeil après une journée bien remplie.

Du fond de ma gorge montait un bâillement. La musique semblait l'accompagner ou plutôt même le précéder, l'attirer irrésistiblement. Finalement, après quelques autres bâillements je m'allongeai sur le sol et sombrai presque instantanément dans le sommeil. Un sommeil bien étrange toutefois, peuplé de rêves éthérés et insaisissables. Ils s'évaporaient de ma conscience comme des feux follets fantastiques. Dormais-je réellement ?

Je ne saurais dire combien de temps dura ce voyage au coeur de ce brouillard immatériel. Le temps lui même avait perdu toute signification. Je flottais, impuissant, dans un univers trouble et indistinct dont je me sentais étranger.

Je me réveillai en sursaut, comme appelé par un ordre inflexible provenant d'une conscience supérieure. Une douleur imprécise barrait mon front de part en part. Je me levai avec quelques difficultés. Mes membres étaient gourds. Chaque fibre de chacun de mes muscles était imprégnée d'une sourde fatigue. Elle engourdissait tout mon être jusqu'à affecter le cours même de mes pensées. Dans ma gorge sèche la soif avait allumé un brasier. Je déglutissais avec peine une salive pâteuse et rare. Je ramassai ma besace que j'avais abandonnée sur le carrelage avant de m'effondrer. J'en retirai fiévreusement la gourde. J'en dévissai le bouchon avec une nervosité qui n'avait d'égale que mon impatience. Je bus à grandes gorgées tout le contenu de la gourde. Puis la soif, une fois étanchée, laissa le champ libre à la faim. Elle mordait impitoyablement mes entrailles. Je m'emparai du sandwich délicatement emballé dans du papier d'aluminium. Le papier se froissait en un bruissement métallique. J'engloutis le sandwich en quelques bouchées sans prendre le temps de mâcher complètement. D'ailleurs un morceau avalé trop goulûment resta un instant bloqué au fond de mon gosier. Puis je me ruai sur le morceau de fromage : un belle pointe de Brie crémeux à souhait. Son sort fût vite réglé. Enfin, je me jetai sur une orange juteuse.

Quand j'eus achevé ce petit festin, je m'aperçus que je venais de dévorer en quelques minutes toutes mes provisions. Mais cela me laissa étonnamment indifférent. Au contraire, je me réjouissais de sentir naître en moi de nouvelles forces. Je me sentais apaisé, libéré d'une grande angoisse. Pourtant en fouillant au fond de mes sentiments je trouvai que cette peur avait été étrangère : elle avait ressemblé à un signal extérieur, comme une grande peur de me voir souffrir. Je réalisai alors soudainement, dans un éclair de lucidité, qu'elle avait été emportée par les accents de la musique. Car la machine à musique poursuivait son chant magique. La fièvre qui m'avait saisi à mon réveil avait dissout la mélodie dans les méandres de ma conscience. Tout à coup elle ressurgit plus présente que jamais. Elle arpentait des chemins harmoniques d'une extraordinaire allégresse. Chacune de ses notes me transportait dans une joie que je n'avais jamais connue. Comment expliquer cette sensation fantastique avec des mots vulgaires ? Chaque instant m'invitait à goûter le plaisir de l'instant à venir. Chaque note sonnait comme une promesse qui appelait irrésistiblement la note suivante. Elles renaissaient avec un insatiable appétit de futur. Mon coeur battait bruyamment dans ma poitrine pour témoigner de l'immense bonheur qui m'envahissait au rythme des arpèges. J'aurais voulu ouvrir encore plus grand mon corps à cette musique merveilleuse, me disperser, me volatiliser et n'être plus que grains de poussière vibrant à l'unisson avec l'air.

Cette euphorie dura des heures, des jours peut être, je ne sais plus. Je n'avais plus vraiment conscience du temps. Seule la musique existait. Le temps, la ville, le reste du monde, l'univers tout entier s'étaient effacés dans l'amnésie sereine du bonheur. Bien sûr, la faim et la soif revinrent me visiter. Mais cette fois-ci je n'avais plus rien à proposer à mon estomac pour me libérer de leur despotisme. Alors quelque chose d'extraordinaire se produisit. La musique s'aventura plus profondément encore dans le labyrinthe de mes sentiments. Elle parvint par je ne sais quel fabuleux miracle à occuper mon esprit. Elle s'écoulait dans mon être comme le doux filet d'eau d'une source fraîche. J'en oubliai les brûlures que m'infligeaient la faim et la soif.

Mes forces décroissaient lentement. Je pouvais à peine me déplacer, et encore avec beaucoup de difficultés. Je passais en vérité de longs moments allongé, plongé dans une apathie béate. La musique, infatigablement, maintenait ce bonheur factice autour de moi. Mon état physique s'était terriblement dégradé. Mais je n'en avais aucunement conscience. Je ne me souciais même pas de l'extrême faiblesse de mes muscles, de l'incroyable fatigue que générait en moi le moindre mouvement. J'étais heureux ! Cela seul m'importait. Quand, tout à coup, un événement accidentel bouleversa le cours des choses. Alors que je me levai avec peine pour dégourdir un peu mes jambes lasses, je m'évanouis et tombai sur la machine à musique. Elle vacilla sur son socle et finalement s'écroula sur le sol. Quelques minutes plus tard je me réveillai. Avec la plus grande stupeur je notai le silence qui emplissait dorénavant la pièce : un silence horrible, d'autant plus insupportable que la musique avait été magnifique. Un désespoir sans fond s'empara de moi. A chaque seconde qui s'écoulait je m'y enfonçais un peu plus. D'insoutenables douleurs parcouraient mes muscles, au coeur même de ma chair. Faim, soif, douleurs, désespoir : c'est ainsi que je revins à la réalité !

Je tentai dans un ultime effort de me redresser sur mes jambes fragiles. Avec beaucoup de peine je parvins à me maintenir debout. Les premiers instants furent accompagnés de vertiges et de nausées. Je crus à plusieurs reprises mon corps trop faible pour résister à l'épreuve. Mais la volonté l'emporta. Je m'avançai jusqu'à la diabolique machine à musique. Elle gisait sur le carrelage, définitivement muette. Ses entrailles de métal restaient inertes. Elle ressemblait à un gros animal meurtri. Si les milliers d'engrenages et de roues dentées n'avaient pas été là pour me rappeler sa nature mécanique je l'aurais jugée morte. Mais elle n'était après tout que cassée ! Sur le socle sur lequel elle avait reposée j'aperçus une feuille de papier blanc couverte d'une écriture manuscrite. Je m'approchai et la saisis. La calligraphie distordue rendait le texte illisible. Je pliai grossièrement la feuille en quatre et la rangea dans l'une des poches de mon pantalon. Je n'avais plus rien à faire ici. Je devais fuir et retrouver la civilisation. Chaque minute que je perdais à rester planté dans cette pièce pouvait me coûter la vie. Je redescendis les escaliers en colimaçon en me tenant au mur. Je faillis me rompre le cou au moins une dizaine de fois mais finalement j'atteignis le grand hall ovale. Je soufflai un peu afin de recouvrer quelques forces avant de me lancer dans l'obscurité de la nuit. Je savais mes chances de salut très minces. Il me restait à marcher de longues heures, sans eau, sans nourriture, avec l'estomac vide comme celui d'un nouveau né. Mais je n'avais pas d'autres choix.

Quand je franchis la porte de l'étrange demeure, une nuit froide et cruelle m'attendait. De loin en loin mon regard ne voyait que ruines sombres et hostiles, peuplées de craquements sinistres et des sifflements du vent. Désespéré, à bout de nerf, j'avais envie de me jeter au sol et de me laisser mourir. Mais le souvenir fugitif d'un foyer chaud et douillet insuffla une dernière impulsion à mon courage. J'inspirai une longue bouffée d'air et m'élançai sans beaucoup d'espoir.

Je ne me rappelle plus aujourd'hui cette nuit terrible. Je me souviens seulement l'écho de mes pas sur les pans de murs démolis. J'ai marché sans réfléchir, sans même penser, comme par réflexe. Parfois, butant contre une brique ou le relief du terrain, je trébuchais et chutais sur le sol. Je me relevais alors comme un automate conçu dans le seul but de marcher. Puis il y eût un grand vide, comme un gouffre dans ma mémoire.

Je me réveillai encore à demi conscient dans l'atmosphère aseptisée d'une chambre d'hôpital. Je distinguai des formes vaguement humaines à mon chevet. Elles s'animèrent et des sons résonnèrent dans ma tête. Je ne saisissais pas tout à fait ce qui se passait mais je compris que j'étais sauvé. Et cette pensée m'apaisa. Je ne racontai à personne l'invraisemblable aventure que j'avais vécue, prisonnier d'une machine fantastique. Plus tard, je déchiffrai au prix de longues heures d'un travail minutieux le papier que j'avais ramassé sur le socle défunt de la machine à musique. Il me révéla un bien étrange message que je peux vous livrer à présent :

<< Visiteur de l'avenir, j'ai conçu cette machine aux pouvoirs magiques pour aider les hommes à vivre l'épreuve de la mort. Dans son corps mécanique je lui ai programmé l'horreur de sentir un être humain souffrir. Elle devait accompagner les mourants dans l'au-delà par ses mélodies merveilleuses comme n'aurait su le faire leur meilleur ami. Elle a été imaginée pour faire oublier les pires douleurs. Elle n'avait pour seule tâche que le bonheur de l'humanité. Elle a si bien rempli sa fonction qu'aujourd'hui Dactylia n'est plus. Je me suis vengé de ces ridicules adorateurs de bonheur et de musique. Elle les a tous consumés, attirés par son chant enchanteur. Ils se sont laissés mourir comme des papillons ennivrés par la lumière d'une lampe. Le bonheur est une chose détestable et ma machine en est la diabolique preuve. Adieu visiteur. Meurs à ton tour dans les délices absurdes du bonheur musical. Et je serai à jamais vengé de l'infirmité qui aura anéanti mon plaisir de vivre : la surdité ! >>