Le Créateur de Villes
(nouvelle incomplète)


Auteur : Jacques Léon

© Jacques Léon


L'homme marchait lentement dans la rue, le regard perdu sur l'alignement des façades. Parfois il s'arrêtait pour détailler les formes d'une porte cochère ou la silhouette des toits se détachant dans le ciel. Alors il sortait un calepin du fond de la poche de sa veste et griffonnait des mots à l'abri des curieux. Il déambulait ainsi de longues heures, gourmand de chaque pignon, de chaque fenêtre, de chaque perspective, et disparaissait sans un mot comme une ombre au crépuscule. Tous les jours il répétait son pèlerinage solitaire dans le dédale des rues de la ville mais n'empruntait jamais le même itinéraire. Ses longues boucles l'amenaient parfois très loin, là où la cité se fond lentement à la campagne, là où les rues s'habillent des allures de routes.

Il habitait l'un de ces vieux immeubles que l'histoire a façonné patiemment de siècles en siècles. Chaque époque y a laissé sa marque, cicatrices douloureuses que l'amnésie des hommes finit par effacer. Il aimait monter l'étroit escalier en bois dont les marches craquaient comme des plaintes ignorées. A la manière d'une longue colonne vertébrale il se tordait en une invraisemblable scoliose, puis il se terminait par un trou de lumière blafarde. L'odeur âcre des encaustiques cachait bien mal le parfum des moisissures, lèpre grisâtre qui courait le long des boiseries. Il logeait dans une chambre haut perchée sous les toits. Elle s'ouvrait par deux mansardes sur une large cour pavée. Entre ciel et cité, il savourait le goût du temps qui s'écoule dans les pensées. Là, sur les étagères et le grand bureau en noisetier, s'étalaient ses souvenirs comme autant de morceaux d'existence. Ses plus précieux secrets reposaient dans un grand coffre bardé de ferronnerie. Un lourd cadenas en condamnait l'accès. Il savait que rien ne pouvait échapper à la curiosité des hommes mais il ne pouvait se résoudre à anéantir son passé par un autodafé déchirant. Il préférait les conserver tout près de lui, protégés par un verrou dérisoire. Somme d'années de rêves et d'efforts, sa vie se résumait pourtant à quelques feuillets épars. Heureusement, le plus important vivait toujours comme autrefois au fond de son être. Il savait cette richesse inestimable. Mais les années l'avaient accablé de certitudes vaines. Il avait à jamais perdu l'innocence des premiers temps. Le spectacle de son échec le hantait toutes les nuits. Il se consolait en se répétant inlassablement que seuls les Dieux atteignent la perfection.

Il fréquentait peu ses voisins à l'exception de Nathalie. Il ignorait son nom et se satisfaisait de son prénom. Il allait la voir parfois, après que la nuit s'était abattue sur le damier désordonné des toitures. Il quittait alors son repaire et se glissait dans le couloir. La chambre de Nathalie n'était pas loin : elle était accolée à la sienne. Nathalie étudiait l'architecture à l'université. Les murs de la petite pièce dans laquelle elle vivait étaient couverts de photographies aériennes de cités gigantesques et de gravures de bâtiments anciens. Il venait ici car cet endroit lui était en quelques sortes familier. Ils passaient des nuits entières à parler de la villa de l'empereur Adrien, des murailles de Babylone recouvertes de lapis-lazuli, des merveilles de Sainte-Sophie dans le labyrinthe des rues d'Istanboul, des maisons plusieurs fois millénaires de Çatal Hüyük, des cités géantes qui étendent leurs tentacules d'asphalte sur les terres d'Amérique, des villes de demain qui germent déjà dans la tête des hommes d'aujourd'hui ... Ses yeux pétillaient, étincelaient d'une flamme intérieure neuve. Parfois, son regard s'attardait sur une reproduction imaginaire de la Rome antique ou d'une quelqu'autre cité ancienne. Il restait alors absent quelques secondes, quelques fois même plusieurs minutes, égaré dans ses réflexions. Puis, revenant soudainement à la réalité, il affirmait sur un ton péremptoire que tel ou tel temple n'avait jamais existé, que cette rue-ci tournait à tel endroit et que ce palais-là s'élevait sur plusieurs étages. Ses affirmations irréfragables étonnaient toujours Nathalie et elle ne pouvait les mettre en doute.

Il parlait des villes comme on raconte une histoire. Ses mains expliquaient les formes les plus hardies qu'avait pu imaginer le génie humain. Dans son regard brillaient les éclats des merveilles d'antan. Il aimait dire que les villes composaient le plus fantastique chef d'oeuvre de l'humanité : "du chaos des ruelles naît un reflet fugitif de la perfection". Ses yeux se mouillaient alors de quelques larmes timides qu'il retenait avec dignité. Sa voix se brisait et revêtait les accents de la mélancolie. Dans un sursaut de fierté il se levait et s'en retournait dans sa mansarde, prétextant une subite fatigue. Mais Nathalie n'était pas dupe. Elle avait compris la profondeur de sa blessure. Elle aurait voulu lui témoigner sa compassion mais ne parvenait qu'à lui lancer un "bonsoir" vide d'émotion.

Un soir, alors qu'il grimpait les marches abruptes du vieil escalier, il surprit une voix masculine se mêler aux rires de Nathalie, quelques étages plus haut. L'inconnu dit "c'est donc ici qu'habite ton vieux fou solitaire" et Nathalie lui répondit "Il n'est pas fou, tu sais, seulement un peu bizarre. A l'écouter on croirait qu'il a bâti de ses propres mains Paris, Londres, New York, Rome et j'en passe". Et leur conversation disparut derrière la porte qui venait de claquer. Il ne lui en tint pas rigueur. Il ne fut même pas chagriné par ses propos mais termina seulement l'ascension du vieil escalier encore plus seul que jamais. Mais il savait que cela ne l'empêcherait pas de lui rendre visite le lendemain, quand la lumière magique des étoiles aura éclairé le ciel de sa lueur ténue. Ce soir là il se boucha les oreilles avec des boules de cire. Il ne voulait pas entendre ce que les vieux murs laissaient filtrer de la nuit de sa voisine. Il se persuada qu'il agissait ainsi pour préserver l'intimité de sa jeune amie. Mais parvenait-il vraiment à se convaincre ?

Il se souvenait des premiers jours qui avait suivi l'emménagement de Nathalie. Au début il avait craint pour la tranquillité de sa solitude. Jusqu'au jour où il l'avait croisée dans les escaliers et avait remarqué dans ses bras un lourd traité d'architecture. Il s'était alors aventuré, chose rarissime, à engager une conversation avec elle. Piqué par la curiosité, le désintérêt qu'il vouait à ses semblables s'était effacé l'espace de l'ascension des marches. C'est ainsi qu'il appris la nature de ses études. Il nourrissait une aversion fielleuse envers les architectes. Il aimait les qualifier d'arrogants gâcheurs de béton. A ses yeux ils calculaient là où il aurait fallu exprimer; exprimer la beauté des formes, des ombres, des pierres ... Mais Nathalie n'était pas comme les autres. Elle avait dit ces quelques mots qui resteraient éternellement gravés dans sa mémoire :

- Je suis en quelque sorte une artiste. J'aimerais façonner des villes comme d'autres sculptent le marbre ou jouent avec les couleurs. Pour moi un architecte c'est un créateur. Un créateur de villes.

Il l'avait alors fixée d'un regard intense. Elle en resta confuse.

- Ai-je dit quelque chose qui vous a déplu - Avait elle ajouté d'une voix timide.

Et il avait seuleument répondu : "j'aime ce que vous venez de dire. Rares sont les gens qui peuvent comprendre cela".

Nathalie était donc différente. Elle avait saisi le sens qui se cachait derrière chaque brique, dans chaque poutre, sous chaque tuile ... Il existait donc des êtres humains de part le monde qui partageaient ses points de vue. Cela lui était apparu si longtemps inconcevable ! Il réalisa en un éclair de lucidité qu'il n'avait finalement jamais interrogé ses semblables. Aussi loin que ses souvenirs pouvaient l'amener, . Il avait toujours jugé toute l'humanité sans lui laisser seulement un droit de réponse. Toute sa vie il avait méprisé les hommes sans jamais tenter de les connaître. Ce jour là Nathalie résonna comme la faillite de son existence par ce qu'elle lui avait involontairement révélé. Mais ce jour là elle devint aussi la première personne à le sortir de sa solitude insensée. Et pour la première fois il sentait vivre en lui un sentiment que son âme avait jusqu'ici ignoré : un sentiment indéfinissable car trop nouveau en lui.

Un soir il décida de fouiller dans les vestiges de sa vie. Il composa rapidement le code du cadenas qui condamnait la malle. Bien qu'il ne l'avait pas ouverte depuis très longtemps, sa mémoire ne le trahit pas. Il souleva le lourd battant. Il saisit d'une main tremblante un épais dossier. Une fine pellicule de poussière le recouvrait. Du plat de la main il l'essuya grossièrement. Un titre apparu : LE CREATEUR DE VILLES. Il resta interdit de longues minutes, le regard perdu dans des souvenirs lointains. Puis soudain, d'un geste de dépit, il laissa retomber le dossier dans le fond de la malle et s'éloigna avec lassitude en direction d'une fenêtre. Il jeta un regard distrait sur le ciel qui se noyait à l'horizon dans un subtil dégradé de pourpres. "A quoi bon !" grommela t-il. Mais la pile de papier qui reposait au fond de la malle semblait l'attirer irresistiblement. Il fit volte-face et s'empara du dossier. Cette fois il le posa sur son bureau et l'ouvrit délicatement. Il feuilleta rapidement les pages manuscrites en s'arrêtant ça et là sur quelques schémas que sa main avait dessiné il y a si longtemps. Il en connaissait et en reconnaissait les moindres détails. Alors, avec une fièvre dévorante, il se plongea dans la lecture du premier feuillet.

Il ne releva la tête que de nombreuses heures plus tard, les yeux rougis de sommeil. Les lueurs du soir avaient depuis longtemps cédé la place aux constellations de la voie lactée.